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Lanarchisme est un mouvement didées et daction qui, en rejetant toute contrainte extérieure à lhomme, se propose de reconstruire la vie en commun sur la base de la volonté individuelle autonome.
Bien que lanarchisme militant ne se manifeste que vers la fin du XIXe siècle avec Kropotkine, Élisée Reclus et Malatesta, les lignes essentielles de la doctrine anarchiste se précisent dès la première moitié du siècle. La Révolution française institue un divorce radical entre lÉtat, qui repose sur les principes éternels de la liberté, de légalité et de la fraternité, et la société qui est dominée par lesclavage économique, linégalité sociale et la lutte des classes. Cette contradiction semble dautant plus insupportable que la Révolution française proclame en même temps que lindividu est une fin en soi et que toutes les institutions politiques et sociales doivent servir à son plein et entier épanouissement. La liberté politique paraît illusoire, voire néfaste, à ceux qui, en vertu même de ces principes, subissent une servitude sociale et économique. La première réaction «antiétatiste» est sans doute la «conspiration des Égaux» dirigée par Gracchus Babeuf et visant à substituer à légalité politique l«égalité réelle». «Disparaissez, lit-on dans son Manifeste , révoltantes distinctions de riches et de pauvres, de grands et de petits, de maîtres et de valets, de gouvernement et de gouvernés.»
Lanarchisme en tant que doctrine philosophique appartient essentiellement à lhistoire de lhégélianisme. La réalité objective étant pour Hegel issue de lesprit, lobjet qui semble séparé du sujet finit par y retourner afin de constituer cette unité foncière que Hegel appelle lIdée absolue. Or cet Esprit hégélien qui se réalise grâce à la prise de conscience des esprits finis, de transcendant quil était sans doute chez Hegel lui-même, devient pour une importante fraction de ses disciples lesprit humain parvenu à la pleine conscience de soi-même. Une fois engagés sur la voie de limmanence, ces jeunes hégéliens sefforcent dinterpréter le monisme de Hegel dans un sens de plus en plus révolutionnaire. LEsprit est arraché au clair-obscur prudent où son créateur avait voulu le maintenir; il s«humanise» progressivement. Devenu homme, cest-à-dire être humain au sens général du mot dans le maître livre de L. Feuerbach, LEssence du christianisme (1841), il se transforme en esprit humain dans la Critique pure de Bruno Bauer doctrine contre laquelle Karl Marx se déchaîne dans La Sainte Famille et finit par apparaître sous les traits surprenants du Moi original, du Moi «unique» dans louvrage de Max Stirner, LUnique et sa propriété (1845).
Cet effort dinterprétation saccompagne de la ferme volonté de renforcer le monisme hégélien. Les jeunes hégéliens pourchassent tous les dualismes ou, pour parler en termes décole, toutes les aliénations; ils luttent contre laliénation religieuse, cest-à-dire contre lÉglise; contre laliénation politique, cest-à-dire contre lÉtat; contre laliénation humaine enfin, cest-à-dire contre lhumanisme qui, par les contraintes dun collectivisme abstrait, menace détouffer loriginalité de lindividu. Le marxisme insiste sur la filiation qui relie Hegel, Feuerbach et Marx, cest-à-dire sur une évolution philosophique qui, en partant de lidéalisme absolu, passe par le matérialisme mécaniste pour aboutir au matérialisme historique et dialectique. Mais lanarchisme, qui, en prêtant limmanence à lEsprit absolu de Hegel, aboutit à la souveraineté du Moi «unique» et part en guerre contre toutes les aliénations dont celui-ci est victime, dérive également de la philosophie hégélienne. La lignée qui va de Hegel à Stirner et à Bakounine nest pas moins légitime que celle qui rattache Hegel à Marx.
Lexigence de justice totale étant le «principe affectif central de la sensibilité anarchiste» (E. Mounier), lanarchisme, en dépit de ses outrances verbales dinspiration athée, garde des résonances proprement religieuses, voire chrétiennes. Tout en se dressant contre le «mythe de la Providence», Proudhon maintient la transcendance sous la forme de la justice. En rappelant la célèbre recommandation de Jésus, «Rends à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu», il insiste sur le caractère apolitique du christianisme. «Lenseignement de Jésus, affirme-t-il, est tout social, ni politique, ni théologique.» Max Stirner prétend de son côté quil conforme son attitude à celle de Jésus qui dépasse lÉtat en lignorant. Tolstoï enfin, le plus chrétien des anarchistes, constate que «la doctrine de Jésus donne la seule chance de salut possible pour échapper à lanéantissement inévitable qui menace la vie personnelle».
Ayant puisé à des sources fort diverses, lanarchisme semble à première vue tissé de contradictions et déchiré en tendances et sous-tendances. Dans ce «chaos didées» (Sébastien Faure), le départ avait été fait vers 1900 entre lanarchisme individualiste, dont les défenseurs se réclamaient de Stirner et de Proudhon, et lanarchisme communiste, qui sinspirait avant tout de lenseignement de Bakounine et de son disciple Kropotkine.
1. Les différents aspects
La première tendance consistait à garantir la liberté individuelle par le maintien de la propriété privée; la seconde, en revanche, soutenait que seule linstitution de la propriété collective permettait de réaliser la justice sociale, condition indispensable à lépanouissement individuel. Lanarchisme subit ainsi une double tentation à laquelle il ne sait pas toujours résister, celle de lindividualisme libéral des économistes classiques et celle dun collectivisme dépersonnalisant. Lévolution ultérieure, il est vrai, rend à lanarchisme une certaine unité doctrinale. Alors que lanarchisme individualiste, professé souvent par des déclassés, des «en-dehors», se replie de plus en plus sur lui-même et quil ne semble plus sintéresser quà la liberté sexuelle, quun de ses chefs, Émile Armand, conçoit sous la forme de «pluralité amoureuse», lanarchisme communiste, animé par Élisée Reclus, Jean Grave, Émile Pouget, Sébastien Faure et Enrico Malatesta, finit par représenter lanarchisme authentique.
Ce dernier, après avoir inspiré le syndicalisme révolutionnaire davant 1914, le mouvement makhnoviste en Ukraine au lendemain de la révolution dOctobre et laction de la Fédération anarchiste ibérique pendant la guerre dEspagne, fait encore partie ou, tout au moins, tente de continuer de faire partie du tableau idéologique de la fin du XXe siècle. Peut-être faudrait-il mentionner également la survivance dun certain anarchisme chrétien dont lidée-force est constituée par la «non-violence». Quant à lanarchisme littéraire tel quil se manifestait dans certaines revues de la fin du XIXe siècle, il appartient à la Belle Époque, dont il reflète lindividualisme exacerbé.
2. Conceptions politiques
Le contrat anarchiste
Lanarchisme répudiant toute idée dautorité comme étant contraire à la notion de la liberté individuelle, il lui apparaît que lordre et la justice, dont il ne nie aucunement la nécessité pour la cité, doivent reposer sur un contrat librement conclu entre les intéressés. Les clauses dun tel contrat, profitables à tous les contractants, sont observées tout aussi librement. Ce contrat anarchiste se situe à lopposé du contrat social de Rousseau. Proudhon démontre, en effet, dans son Idée générale de la révolution au XIXe siècle , que le contrat de Rousseau, loin dêtre social, est responsable de la tyrannie étatiste à laquelle aboutissent toutes les démocraties. Le contrat social de Rousseau ne concerne que le pouvoir politique; il le renforce en lui donnant pour appui la souveraineté dune volonté générale qui nest dailleurs que celle dune majorité opposée le plus souvent à la volonté particulière. Le contrat social, du fait quil néglige la vie sociale et économique, est un contrat sans contenu, un contrat qui autorise tout arbitraire et qui équivaut à une aliénation consciente et organisée. «Cest, en un mot, à laide dune supercherie savante, la législation du chaos social, la consécration, basée sur la souveraineté du peuple, de la misère. Du reste, pas un mot du travail, ni de la propriété, ni des forces industrielles que lobjet du contrat social est dorganiser. Rousseau ne sait ce que cest que léconomie. Son programme parle exclusivement de droits politiques, il ne reconnaît pas de droits économiques.» Le contrat tel que Proudhon lenvisage, loin dêtre le résultat dune abstraction politique, est issu de libres débats où les intéressés engagés ont fini par se mettre daccord; il est modifiable au cas où les intérêts subiraient des changements. Ce nest pas un contrat unique, contraire par définition à la complexité et à lhétérogénéité de la vie sociale, mais un ensemble illimité daccords contractuels qui correspondent le plus possible aux mille nécessités de lindividu. Enfin, labandon de la liberté individuelle au profit du contrat nest pas seulement provisoire, il est aussi partiel. Alors que Rousseau exige au nom du contrat social «laliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté», Proudhon précise quen concluant un contrat chaque contractant doit recevoir au moins autant quil donne et quen dehors des obligations rigoureusement délimitées qui découlent des clauses du contrat il continue à jouir de sa pleine liberté et de sa souveraineté.
Le fédéralisme
La multiplicité des contrats se traduit par le fédéralisme, appelé à remplacer lorganisation étatique. Une infinité de contrats sengendrant les uns les autres et séquilibrant dautant plus facilement quils ne sont point immuables ni définitifs, soit sur le plan professionnel, soit sur le plan régional, soit encore sur le plan national et même international, voilà un édifice dapparence chaotique et incohérente.
Mais, grâce au maintien à tous les échelons du principe de lautonomie de la volonté individuelle, on doit aboutir à une union librement consentie dont la solidité est certainement supérieure à celle dune union obtenue par la force. «Le principe appelé, selon moi, à régir la politique moderne, écrit Proudhon dans Fédération et Unité en Italie , nest autre que le principe de fédération, corollaire de celui de la séparation des pouvoirs, lequel à son tour est la base universellement reconnue de tout gouvernement libre et régulier, à plus forte raison de toute institution républicaine, et a pour opposé le principe de lagglomération des peuples et de la centralisation administrative.» Et Bakounine de prophétiser: «Quand les États auront disparu, lunité vivante, féconde, bienfaisante, tant des régions que des nations, et de linternationalité de tout le monde civilisé dabord, puis de tous les peuples de la terre, par la voie de la libre fédération et de lorganisation de bas en haut, se développera dans toute sa majesté.»
Lantidémocratisme
Le fédéralisme anarchiste, cest-à-dire la recherche perpétuellement renouvelée dun équilibre entre des groupements distincts, implique le rejet absolu de toute forme de gouvernement à tendance synthétique et unitariste. Doù une hostilité déclarée à légard de la démocratie issue des principes de la Révolution française et, en particulier, à légard de tout jacobinisme. Stirner insiste sur laggravation de la servitude provoquée par le passage de lAncien Régime à la nation souveraine, fille de la Révolution française. Sous lAncien Régime, le pouvoir monarchique ne sexerçait pas directement sur les sujets. Cest la corporation qui sintercalait comme élément médiateur entre le roi et le peuple. Lhomme dépendait dabord dun groupe social, en sorte que le prétendu «absolutisme» était en fait limité par dinnombrables pouvoirs secondaires. Mais du jour où la nation sinstitua souveraine, le sujet entra en dépendance directe vis-à-vis du pouvoir. Le règne des privilèges de lAncien Régime se transforma en un règne du droit, contre lequel nul ne pouvait désormais sinsurger. Ainsi, lesclavage extérieur de lAncien Régime est devenu un esclavage intérieur, cest-à-dire un esclavage dont nous reconnaissons nous-mêmes la légitimité. Proudhon, de son côté, accuse la Révolution française davoir engendré la lutte des classes. Après labolition des castes, les anciens ordres hiérarchiques, qui avaient assuré lorganisation du travail, se sont dissous sans que de nouvelles structures soient venues les remplacer. Il en est résulté lexploitation capitaliste qui ne semble laisser aux pauvres dautre issue que la révolte. Dans le domaine politique, lesprit monarchique combattu par la Révolution française a dailleurs été ressuscité par Robespierre, disciple de Rousseau. La journée du 31 mai 1793, date à laquelle Robespierre écrasa les Girondins, a mis fin à linspiration communaliste et fédéraliste de la Révolution. Cest à partir de ce moment que triomphent à nouveau les traditions autoritaires et étatistes de lAncien Régime. Loptique historique de Proudhon amène Bakounine à mettre en parallèle la lutte de Robespierre contre la Commune de 1793 et celle des autoritaires, des étatistes, contre ses propres conceptions fédératives à lintérieur de la Ire Internationale.
Labstentionnisme
Antidémocratique par essence, lanarchisme se dresse avec vigueur contre lillusion néfaste du suffrage universel. «Religion pour religion, écrit Proudhon dans La Justice , lurne populaire est encore au-dessous de la sainte ampoule mérovingienne. Tout ce quelle a produit a été de changer la science en dégoût et le scepticisme en haine.» Le bulletin de vote souffre, en effet, aux yeux des doctrinaires anarchistes, dun double vice. Dune part, il met les électeurs à un niveau qui est établi le plus souvent par le mensonge et la fourberie des politiciens; dautre part, il dépouille les électeurs de leur pouvoir, le système parlementaire reposant sur la délégation des pouvoirs consentie entre les mains des députés, et non pas sur la simple représentation dune volonté dont les députés seraient chargés. Ainsi Émile Pouget, anarchiste et syndicaliste révolutionnaire, fait bien ressortir la différence entre le syndiqué, qui préserve son droit de contestation et lélecteur, qui y renonce. «Lindividu, précise-t-il, est la cellule constitutive du syndicat. Seulement, il ne se produit pas pour le syndiqué le phénomène dépressif qui se manifeste dans les milieux démocratiques où, le suffrage universel étant en honneur, la tendance est à la compression et à la diminution de la personnalité humaine. Dans un milieu démocratique, lélecteur ne peut user de sa volonté que par un acte dabdication: il est appelé à «donner» sa «voix» au candidat quil souhaite avoir pour «représentant». Ladhésion au syndicat nimplique rien de semblable et le plus pointilleux ny pourrait découvrir la moindre atteinte à la personnalité humaine; après comme avant, autonome il était, autonome il reste.»
3. Conceptions sociales
Lassociationnisme
Parmi les nombreuses utopies sociales qui sinspirent de la ferme volonté de préserver la souveraineté absolue de lindividu, relevons dabord lassociationnisme de Stirner. Lauteur de LUnique et sa propriété établit une différence fondamentale entre la société telle quelle existe et l«association» dont il prône lavènement. La société se dresse face aux individus; elle est située en dehors et au-dessus deux. Elle apparaît comme quelque chose de définitivement établi, de stable, voire de sclérosé. Abusant de sa souveraineté, fictive il est vrai, mais non moins réelle tant que les hommes ne se rendront pas compte quelle est pétrie de leurs mains, la société entrave, déforme et anéantit la volonté individuelle. Lassociation, en revanche, est la rencontre passagère, lunion instable et perpétuellement modifiée des individus, qui nen perdent jamais le contrôle. Lassociation demeure soumise à la souveraineté des «Moi»; sa durée est fonction des services quelle leur rend. Elle se dissout dès quelle devient inutile. Les rapports interpersonnels retrouvent ainsi un cadre qui leur est approprié. Dans la société, qui est une abstraction, les hommes éprouvent lun pour lautre un amour «humain», cest-à-dire un amour qui na pas pour objet lindividu particulier, mais lhomme abstrait et normatif. Or cet amour, qui participe du caractère transcendant de la société, se transforme facilement en haine et justifie toutes les persécutions contre lindividu particulier qui ne consent pas à se confondre avec limage quon se fait de lhomme en général. Lassociation, en revanche, repose sur lamour «égoïste», cest-à-dire sur un amour qui considère lautre comme un objet de satisfaction égoïste, comme «une nourriture offerte aux passions du Moi». La différence entre la société et lassociation réside donc essentiellement dans un changement doptique: la société telle que nous la connaissons est maintenue, mais interprétée dune manière individualiste. Lassociationnisme stirnérien, pure construction de lesprit aux données exclusivement morales, a trouvé un écho complaisant auprès de certains anarchistes individualistes de la Belle Époque.
Le «mutuellisme»
Proudhon sefforce dinscrire la défense de lautonomie individuelle dans le cadre de la réalité sociale elle-même. Or, pour ce faire, il lui faut lutter contre le pouvoir oppresseur et démoralisant du capital. Afin de lévincer de la vie sociale et économique, il envisage la suppression du numéraire et la gratuité du crédit et de lescompte. Largent sera remplacé par des billets de crédit gagés sur des produits dont la valeur est fonction du travail quils représentent, le crédit et lescompte ne seront plus du ressort des banques capitalistes qui, par des intérêts élevés, prélèvent la part léonine du travail, mais confiés à une société mutuelle, cest-à-dire réciproque, des producteurs. La Banque du peuple, fondée par Proudhon en 1848, repose ainsi sur un double principe: dune part, la banque constitue son capital en émettant des actions qui seront souscrites par ses clients; dautre part, lintérêt des sommes prêtées par la banque est réduit au taux strictement nécessaire pour couvrir les frais dadministration, cest-à-dire 0,50 ou même 0,25 p. 100. Grâce à ce système, que Proudhon qualifie de mutuellisme, on pourra procéder à une sorte de «liquidation sociale», à savoir au rachat des terres par les fermiers et à la substitution de compagnies ouvrières aux industriels, sans quil faille recourir à une expropriation violente. Mais deux mois après avoir déposé les statuts constitutifs de cette institution appelée à fonder la liberté politique et industrielle, Proudhon est frappé dune condamnation et contraint à labandon de son projet. Pourtant le mutuellisme proudhonien, sous son double aspect de léchange et du crédit, aboutit par la suite, non seulement en France mais aussi en Angleterre et surtout aux États-Unis, à la création de coopératives et de sociétés de secours mutuel.
Le communisme
Alors que Proudhon, loin de condamner la propriété privée, soutient que la possession constitue la base même de la liberté individuelle, les anarchistes communistes suppriment la propriété en affirmant que, née de linjustice, elle lengendre à son tour. Or, le rétablissement de légalité économique et sociale sera obtenu non pas à la suite dune intervention étatique quelconque, mais grâce à la spontanéité révolutionnaire. Surenchérissant sur les socialistes qui promettent «à chacun le produit intégral de son travail», les anarchistes communistes réclament «le droit à la vie, le droit à laisance, laisance pour tous». Kropotkine, dans La Conquête du pain , appelle les non-possédants à lexpropriation violente. «Les paysans chasseront les grands propriétaires et déclareront leurs biens propriété commune, ils démoliront les usuriers, aboliront les hypothèques et proclameront leur indépendance absolue.» À lopposé de Malthus, pour qui la population saccroît bien plus vite que la production agricole, Kropotkine fait confiance à la science capable daugmenter les ressources à linfini. Le problème social se ramène donc en fin de compte à un simple problème de répartition? Eu égard à labondance des biens, cette répartition se fera, non selon les capacités , mais selon les besoins de chacun. Lère anarchiste aura pour devise: «Prenez ce quil vous faut.» Le travail, dont la durée quotidienne sera réduite à quatre ou cinq heures effectuées par tous les adultes de vingt à quarante-cinq ou cinquante ans, suffira pour assurer largement la vie matérielle de tous, étant donné quil sera «infiniment supérieur et autrement considérable que la production obtenue jusquà lépoque actuelle, sous laiguillon de lesclavage, du servage et du salariat».
4. Conceptions morales
La culture de soi-même
Lanarchisme ne cesse de provoquer des résonances irritées, lexaltation frénétique de lindividu semblant, en effet, justifier la licence la plus effrénée. Or, tout au contraire, léthique anarchiste développe le sens de la responsabilité individuelle bien plus quelle ne prédispose à un relâchement moral où lindividu au lieu de saffirmer finit par sombrer et disparaître. Cest parce quil est convaincu que lémancipation personnelle ne pourra résulter que dun travail de perfectionnement intérieur continuel que lanarcho-syndicaliste davant 1914 attache un tel prix à la «culture de soi-même».
La liberté
Lanarchisme sefforce en outre dinscrire lautonomie personnelle dans un cadre social; il est ainsi amené à rejeter toute liberté purement individuelle. Chacune des libertés individuelles se suffisant à elle-même et tirant son origine delle-même, la liberté de chacun ne peut, en effet, se manifester quen niant celle de tous les autres; elle constitue la base de cette morale aristocratique du mépris qui ne laisse à lhomme dautre issue quun individualisme forcené. Pour lanarchisme, en revanche, la liberté de chacun se confond avec la liberté de tous. «Tout ce qui est humain dans lhomme, précise Bakounine, et, plus que toute autre chose, la liberté, est le produit dun travail social, collectif. Être libre dans lisolement absolu est une absurdité inventée par les théologiens et les métaphysiciens.» Cest pourquoi la solidarité est le chemin le plus sûr qui mène vers la liberté. La révolte anarchiste, loin dopposer les hommes, les rapproche, puisque, dun commun accord, ils luttent contre labstraction étatique qui les opprime tous en empêchant le fonctionnement normal de la société. «La loi de la solidarité sociale est la première loi humaine, précise encore Bakounine, la liberté est la seconde loi. Ces deux lois sinterpénètrent et, étant inséparables, elles constituent lessence de lhumanité. Ainsi, la liberté nest pas la négation de la solidarité; au contraire, elle en est le développement et, pour ainsi dire, lhumanisation.»
Socialisme et anarchisme
Le socialisme et lanarchisme se rencontrent dans une hostilité commune à légard de lÉtat; tous deux en réclament la disparition. La différence ne porte que sur la manière de lenvisager. Engels, dans un passage de LAnti-Dühring cité par Lénine dans LÉtat et la Révolution , la situe dans une perspective historique: «Le prolétariat sempare du pouvoir dÉtat et transforme les moyens de production dabord en propriété dÉtat. Mais, par là, il se supprime lui-même en tant que prolétariat, il supprime toutes les différences de classe et oppositions de classe, et également lÉtat en tant quÉtat [...]. Le gouvernement des personnes fait place à ladministration des choses et à la direction des opérations de production, lÉtat nest pas «aboli», il «séteint».
Selon la doctrine marxiste, le dépérissement de lÉtat ne se produit donc pas du jour au lendemain. Lorsque le prolétariat aura pris le pouvoir, lorsquil se sera emparé de lappareil étatique, il lui faudra dabord sen servir afin de briser définitivement la puissance de ses ennemis. LÉtat continuera à exercer un pouvoir doppression, mais ce sera au bénéfice exclusif du prolétariat. Le chemin vers la société communiste sans État passe par la dictature du prolétariat. Lanarchisme, en revanche, ne cherche pas à surmonter lantinomie entre lÉtat et la société. À la conquête de lÉtat il préfère le rejet total dun pouvoir quil estime étranger à lessence véritable de lhomme, au dépérissement progressif de lÉtat sa disparition brutale et immédiate. Inférieur au socialisme scientifique en ce qui concerne lefficacité politique, lanarchisme, en vertu même de ce sens de lhomme qui lanime, peut se prévaloir à son égard dun certain droit de contestation. Max Stirner sélève contre tout collectivisme: lÉtat libéral a laissé à lindividu un dernier domaine où se réfugier, la propriété privée; or voici que le communisme le réclame pour la société; désormais la sacro-sainte société possède tout, lindividu ne possède plus rien; le communisme est le règne de la «gueuserie universelle». Proudhon accuse le système communiste de provoquer «la déchéance de la personnalité au nom de la société», de ressembler au «despotisme oriental», à «lautocratie des Césars», et de réaliser pour son compte, étant une sorte de «religion nouvelle», «labsolutisme de droit divin». Dès 1866, Bakounine prévoit que lÉtat despotique mis en place par le communisme dÉtat fera naître «une classe exploitante de privilégiés: la bureaucratie».
Si lanarchisme en tant que mouvement social sest quasi éteint après la Seconde Guerre mondiale, ce sont surtout ces avertissements lancés au XIXe siècle, matérialisés par les errements des démocraties populaires et du communisme, qui ont permis aux idées anarchistes de conserver une certaine pérennité. Le fédéralisme, lordre pluraliste, lorganisation de bas en haut pourraient sinscrire dans la recherche de cadres sociaux et économiques favorables à la dynamique du groupe et la non-directivité.
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