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Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865)



Proudhonisme 

1. Pensée critique et constructive

Un authentique plébéien

L’antisystème de Proudhon

La méthode positive

Le travaillisme pragmatique

Le justicialisme idéo-réaliste

Le fédéralisme autogestionnaire

2. Une descendance contrastée

Influences

Des courants antinomiques

Paysan de souche et ouvrier de condition, manuel d’origine et intellectuel d’accession, praticien par profession et théoricien par vocation, pragmatique par tempérament et moraliste par caractère, économiste et sociologue par observation, politique et éducateur par induction, Proudhon apparaît comme un microcosme du peuple français. Sa naissance et sa vie revêtent par elles-mêmes une double et même signification historique: l’avènement du prolétaire à l’intelligence de sa condition et de son émancipation, l’émergence de la société industrielle dans sa dimension planétaire.

  • Dans une œuvre géniale, au foisonnement déconcertant, mais d’une cohérence interne rigoureuse, tous les sujets et les problèmes de l’humanité sont abordés avec un sens surprenant de la projection et de la prospective. "Je sais ce que c’est que la misère, écrit Proudhon. J’y ai vécu. Tout ce que je sais, je le dois au désespoir." Une telle vie aurait pu faire un aigri. Une formidable santé physique et morale, une prodigieuse intelligence, un tempérament résolument pragmatique en firent un réaliste. Proudhon décide de consacrer sa vie "à l’émancipation de ses frères et compagnons" (lettre à l’académie de Besançon), et, face au monde établi, il se dresse comme "un aventurier de la pensée et de la science".

    Science et liberté, socialisme scientifique et socialisme libéral, libéral car scientifique, et pluraliste parce que libéral: telle est l’originalité de la pensée de Proudhon, par rapport aux socialistes utopiques de son siècle et aux conséquences dogmatiques de la pensée scientifique de Marx. "La souveraineté de la volonté cède devant la souveraineté de la raison, et finira par s’anéantir dans un socialisme scientifique. " "La liberté est anarchie parce qu’elle n’admet pas le gouvernement de la volonté mais seulement l’autorité de la loi [...]. La substitution de la loi scientifique à la volonté [...] est, après la propriété, l’élément le plus puissant de l’histoire." Proudhon écrit ces lignes en 1840 (Premier Mémoire sur la propriété ). Le premier, il forge et applique le concept de socialisme scientifique et lui oppose, dès 1846, le nouveau terme de "socialisme utopique". Ce socialisme scientifique se fonde sur "une science de la société méthodiquement découverte et rigoureusement appliquée". "La société produit les lois et les matériaux de son expérience." Aussi la science sociale et le socialisme scientifique sont-ils, corrélativement, autodécouverte et auto-application par la société réelle des lois inhérentes à son développement. "La science sociale est l’accord de la raison et de la pratique sociale" (Contradictions économiques , 1846); leur séparation est donc la cause de toutes les utopies et de toutes les aliénations: "Je proteste contre la société actuelle et je cherche la science. À ce double titre je suis socialiste", écrit-il (Voix du peuple , 4 déc. 1848). La même logique qui transforme le socialisme critique en socialisme scientifique conduit celui-ci à être un socialisme libéral.  Pour éliminer l’arbitraire capitaliste, le socialisme tend à une collectivisation sociale. Parallèlement, pour supprimer l’arbitraire étatique, il amène une libéralisation sociale. C’est à la société tout entière s’autogérant et s’auto-administrant qu’il appartient de préparer et d’instaurer cette " révolution permanente" (Toast à la révolution ), cet évolutionnisme révolutionnaire, et d’inférer du pluralisme organique social un pluralisme organisateur. La clé de la pensée proudhonienne ne réside pas dans un apriorisme intellectuel, un dogme métaphysique, mais dans une théorisation fondée sur l’observation scientifique: le pluralisme.  En effet, "le monde moral (social) et le monde physique reposent sur une pluralité d’éléments; et c’est de la contradiction de ces éléments que résultent la vie, le mouvement de l’univers", la possibilité de la liberté pour l’homme et la société. "Le problème consiste non à trouver leur fusion, ce qui serait la mort, mais leur équilibre sans cesse instable, variable comme le développement des sociétés" (Théorie de la propriété , 1865). L’antagonisme autonomiste et l’équilibration solidariste sont "la condition même de l’existence": sans opposition, pas de vie, pas de liberté; sans composition, pas de survie, pas d’ordre. Le pluralisme est donc l’axiome de l’univers; l’antagonisme et l’équilibration, sa loi et sa contre-loi (La Guerre et la paix , 1861). Le monde, la société sont pluralistes. Leur unité est une unité d’opposition-composition, une union d’éléments diversifiés, autonomes et solidaires, en conflit et en concours. De ce pluralisme physique et sociologique effectif, Proudhon induit un pluralisme social efficient.

  • 1. Pensée critique et constructive

    Un authentique plébéien

    Les origines de Pierre Joseph Proudhon, né le 15 janvier 1809 à Besançon d’un père garçon brasseur et d’une mère cuisinière, sont, au contraire de celles de Marx et de la plupart des réformateurs sociaux (de Saint-Simon à Lénine), authentiquement plébéiennes.

  • Placé tout jeune comme bouvier dans la campagne franc-comtoise, Proudhon est admis à dix ans comme boursier au collège royal de Besançon. Il y remporte, malgré des conditions de travail très précaires, tous les prix d’excellence. Obligé, par la nécessité, d’interrompre ses cours en rhétorique, il devient successivement typographe, prote, boursier de l’académie de Besançon (il complète sa formation intellectuelle à Paris, aux Arts et Métiers et au Collège de France), artisan imprimeur; fondé de pouvoir pendant cinq ans dans une entreprise de navigation fluviale lyonnaise, il acquiert une expérience réelle des mécanismes de l’entreprise et aussi de la bureaucratie. Il pratique ensuite son métier de journaliste-écrivain, qu’il poursuit inlassablement, en compagnie de sa femme, une ouvrière, et de ses enfants, à travers d’incessantes difficultés matérielles, des procès politiques, les révolutions, la députation, la prison (trois ans) et l’exil. Il meurt à cinquante-six ans, le 19 janvier 1865, épuisé par un immense labeur, et laissant une œuvre fleuve qu’il n’aura jamais eu le loisir de résumer (plus de quarante ouvrages représentant près de cinquante volumes, sans compter les articles des trois journaux qu’il a successivement créés).
  • L’antisystème de Proudhon

    Le pluralisme de Proudhon explique le déroulement logique de son œuvre. Sa critique de la propriété capitaliste vise un "atomisme" individualiste (doctrine qui ne voit dans la société qu’une addition d’individus) d’où découlent la négation de l’existence réelle de la productivité propre des "êtres collectifs" et l’attribution indue aux seuls capitalistes du surplus productif engendré par la "force collective" (théorie de la prélibation capitaliste). Sa condamnation de l’absolutisme étatique, de droite ou de gauche, est celle d’un totalitarisme social, système qui nie les manifestations autonomes des personnes collectives et individuelles; d’où sa conception de l’État comme une collectivité dominante, un appareil bureaucratique, et par suite l’attribution indue à ce dernier des "forces publiques" propres aux collectivités et personnes de base (théorie de la plus-value étatique). Sa double attaque contre le spiritualisme intégriste avant la lettre et le matérialisme intégral vise un même unitarisme dogmatique érigeant en principe dominateur un seul élément de la pluralité sociale. Il n’est jusque dans ses diatribes pédagogiques où, dénonçant "séparation de l’intelligence et de l’activité", "de l’écolage et de l’apprentissage", de l’homme "en un automate et un abstracteur", il combat l’absolutisation, négation de la relation pluraliste (théorie critique du mysticisme idéaliste et matérialiste).

  • Un réalisme plénier, respectant la diversité et le développement antinomique des êtres et des choses, domine sa pensée. L’anarchie (autogestion négative) ou négation de l’autorité de l’homme sur l’homme constituait l’antisystème de Proudhon: l’anticapitalisme, "ou négation de l’exploitation de l’homme par l’homme", l’anti-étatisme, "ou négation du gouvernement de l’homme par l’homme", l’antithéisme (antimysticisme de l’esprit et de la matière), ou "négation de l’adoration de l’homme par l’homme", en étaient les corollaires.
  • La méthode positive

    L’autogestion (dite "autonomie de gestion", "anarchie positive"), ou affirmation de la liberté de l’homme par l’homme, constitue la méthode positive de Proudhon. Elle combine simultanément un " travaillisme pragmatique", ou réalisation de l’homme par l’homme grâce au travail social, un "justicialisme idéo-réaliste", ou idéalisation de l’homme par l’homme par la réalisation d’une justice sociale, un "fédéralisme autogestionnaire" ou libération de l’homme par le pluralisme social. À partir des trois éléments se développent les théories de Proudhon.

    Le travaillisme pragmatique

    Au travaillisme pragmatique se rattachent les théories du travaillisme historique, de l’économie en tant que science du travail, du réalisme social et de la dialectique sérielle.

  • Le travaillisme historique  est une théorie axiale. Action intelligente des hommes en société sur la matière, "le travail considéré historiquement [...] est la force plastique de la société [...] qui détermine les diverses phases de sa croissance, et tout son organisme tant interne qu’externe". L’économie politique, "science du travail", est "clé de l’histoire" (Création de l’ordre , 1843). Le travail, générateur de l’économie, géniteur de la société, levier de la politique, source de la philosophie, mode d’enseignement, est moteur de l’histoire, promoteur de la justice, réalisateur de la liberté, et auteur de son propre affranchissement. Dans la lutte de l’organisme économique contre l’oppression des puissants ou des possédants, il est, séculairement, l’acteur d’une "révolution permanente".

    La théorie de l’économie , science du travail et discipline tripolaire, est corollaire de la précédente. Le travail, "considéré objectivement dans le produit", fait de l’économie une science de la production et une comptabilité économique fondée sur la valeur travail (théorie de la "valeur constituée"); "considéré subjectivement dans le travailleur", il la crée science de l’organisation et sociologie économique (théorie de la force collective); saisi "synthétiquement dans les rapports produit-travailleur", il la rend science de la répartition et droit économique (théorie mutuelliste et fédérative de la propriété).

    Les théories du réalisme social  et de la dialectique sérielle sont la statique et la dynamique du travaillisme pragmatique. Le travail et ses lois (division, communauté d’action) créent et structurent la société, suscitant une pluralité d’êtres collectifs. Par le réalisme social ou théorie des êtres collectifs, Proudhon affirme la réalité et les lois propres des groupes et de la société. C’est "l’idée mère de la sociologie" (C. Bouglé), dont la paternité lui est indiscutablement attribuable (G. Gurvitch). "Les collectivités sont aussi réelles que les individualités [...]; la société est un être réel [...]. Il a donc ses lois et rapports que l’observation révèle": la "force collective", la "raison collective" et la "foi collective" (Pornocratie ).

    La dialectique sérielle  est la dynamique des forces physiques et sociales catalysées productivement par le travail (ou subversivement par la guerre). Le monde est une chaîne d’antinomies. L’antinomie, couple de forces, compose, par l’opposition de deux éléments à la fois antagonistes et complémentaires, un chaînon élémentaire de ce pluralisme antithétique. La résolution de l’antinomie est impossible, mais de l’opposition des éléments antinomiques naissent vie et mouvement. Artificielle, la synthèse ne résiste pas à la vie, elle aliène ou tue. Toutefois, l’observation révèle l’existence de faisceaux de forces associatives et organisatrices, les séries, qui traversent, sous-tendent et disciplinent le mouvement dialectique des chaînes antinomiques. Le travail est une série générale positive, et, par ses deux lois propres, il crée un ordre productif, une dynamique d’association; à l’opposé, la guerre, série générale négative, engendre un ordre destructif, une dynamique de compétition. Processus créatif commun au monde matériel et au monde social, la dialectique sérielle devient, par schématisation "idéelle", une logique formelle copiée sur la logique réelle du monde. De processus effectif, elle se transforme en méthode efficiente de pensée et d’action.

  • Le justicialisme idéo-réaliste

    Dans la pensée proudhonienne, les théories du justicialisme idéo-réaliste et, en premier lieu, l’idéo-réalisme  s’articulent au lien qui unit la pensée et l’action. Toute idée a sa source dans un rapport réel révélé dans une action et perçu ainsi par l’entendement. Le travail, "action intelligente de l’homme en société sur la matière", est cette révélation par excellence. "Toute idée naît de l’action et doit retourner à l’action, sous peine de déchéance pour l’agent" (La Justice , 1858). Mais l’idée, par l’effort libre d’une intelligence fidèle à la réalité, peut devenir "complément de création, création continuée opérée par l’esprit à l’image de la nature" (Création de l’ordre ). Ainsi, matière et esprit, hommes et sociétés sont, par l’action même du travail, englobés indissolublement dans une dialectique créative où "les choses sont les types des idées", et les idées "impression de la réalité sur l’entendement". Cette conception imprègne sa pédagogie travailliste  (méthodes actives, jonction entre l’apprentissage et l’écolage, formation polytechnique, intégration de l’éducation dans la pratique sociale).

  • La théorie de la justice  comme idée force  et équilibration des forces est un corollaire de l’idéo-réalisme. Contre-loi de l’antagonisme, "équilibre entre les forces libres" (Théorie de la propriété , 1865), "la justice n’est pas un simple rapport, conception abstraite, fiction de l’entendement ou acte de foi, elle est une chose d’autant plus réelle qu’elle repose sur des réalités" (La Justice ). Loi de l’univers physique, elle est équilibration, rapport des forces; loi sociale, elle est réciprocité, rapport de solidarité; loi intellectuelle, elle est équation, rapport d’égalité; loi morale, elle est équilibre des droits et des devoirs, rapport de dignité; loi idéale, elle est idéo-réalisation, rapport idéalisé. Dans le monde intellectuel, social et moral, cette loi pourtant immanente aux hommes et aux groupes peut être bloquée par l’action même d’une liberté imaginative capable d’engendrer artifice, arbitraire et idéomanie. Mais par sa réalisation au moyen du travail social, et par son idéalisation au moyen de la raison sociale, cette force immanente développée en culture, pratique sociale, morale et révolutionnaire, peut s’imposer comme loi idéo-réaliste.

    La théorie du réalisme moral et esthétique  s’enchaîne à la précédente. La morale et l’esthétique sont d’essence sociale et résultent de l’idéo-réalisation des rapports sociaux sur lesquels elles réagissent à leur tour.

    Dans la théorie connexe de l’histoire négation-révélation , l’histoire est "l’éducation dynamique de l’humanité" dans son double mouvement de réalisation par le travail et d’idéalisation par la justice. Elle a pour fonction de démentir "les erreurs de l’humanité par leur réduction à l’absurde" (Deuxième Mémoire ) et "de nous révéler le travail de la création de l’ordre et l’émersion des lois" (Création de l’ordre ). La théorie du progrès-regrès  est son corollaire: "Toute société progresse par le travail et la justice idéalisée. Toute société rétrograde par la prépondérance de l’idéal", c’est-à-dire "l’idéalisme" (La Justice ): il n’y a pas de théorie automatique du progrès, mais une pratique des rétrogradations ou une perte du réel. Elles adviennent quand l’idéalisme imaginatif et le dogmatisme idéomane abusent la liberté et oublient la réalité du travail et de la justice pour "des idéalités politiques et sociales".

    La théorie de la liberté  comme force de composition  est le point de départ et l’aboutissement du justicialisme idéo-réaliste. La liberté est rendue possible par le jeu de la pluralité des forces antagonistes de l’univers physique, social et personnel; elle devient effective par l’homme qui maîtrise ce jeu; elle est efficace par la multiplication des relations sociales, l’engrenage de toutes les libertés; elle accède à l’efficience par son équation avec la justice, envisagée comme commutation sociale de toutes les libertés. Seule la liberté efficiente, qui implique la morale et l’éducation, est liberté plénière. À tous les autres stades, elle peut dégénérer en arbitraire individuel et collectif. À la fois pacte, justice mutuelle et force de composition (avec le réel pluraliste, l’individuel antagoniste, le social relatif, le moral "obligatif"), la liberté forme un jeu ayant ses règles. Leur application permet l’émergence de l’être progressif, l’arbitrage de sa destinée. Si ces règles sont bafouées, c’est le domaine de l’être fatal, l’arbitraire du destin.

  • Le fédéralisme autogestionnaire

    Le fédéralisme autogestionnaire de Proudhon découle du travaillisme et du justicialisme idéo-réaliste. Il comporte deux constructions distinctes mais complémentaires: la démocratie économique mutuelliste et la démocratie politique fédéraliste, qui se conjuguent sur le plan national et international en fédérations et confédérations dualistes. La clé de voûte de ces structures est l’organisation distincte et couplée des deux manifestations de la société travailleuse: société de production  ou organisme économique, société de relation  ou corps politique. Leur autonomie est condition du dynamisme et de l’équilibre de la société pluraliste. Sous peine d’aliénation réciproque, les rapports société économique-société politique doivent être ceux d’un couple. Ils doivent s’opposer pour composer, différer pour dialoguer, et se distinguer pour s’unir.

  • La démocratie économique mutuelliste  se fonde sur la "théorie mutuelliste et fédérative de la propriété ". Relativisée par le jeu des rapports sociaux, chaque propriété est "mutuelliste"; solidarisée par les mêmes rapports, toute propriété est "fédérative". Et la fédération des propriétés mutuellistes constitue la société économique mutuelliste des travailleurs. Cette théorie aboutit à la mutualisation fédérative de l’agriculture: constitution de propriétés individuelles d’exploitation, associées en des ensembles coopératifs dotés de pouvoirs propres et de services collectifs, et regroupés en une fédération agricole. Elle débouche sur une socialisation fédérative de l’industrie, c’est-à-dire, exception faite de propriétés artisanales ou libérales mutualisées, sur un ensemble de propriétés collectives d’entreprises, concurrentes entre elles mais associées en une fédération industrielle. Elle se traduit par l’accouplement de l’industrie et de l’agriculture en une "fédération agricole industrielle" et par la constitution de groupements d’unions de consommateurs qui formeront ensemble le "syndicat de la production et de la consommation". Ce dernier veille à l’organisation coopérative des services (commerce, logement, assurances, crédit) et à la gestion générale de la société économique indépendamment de l’État. Sur le plan international est prévue une "confédération mutuelliste" alliant en un marché commun socialisé des groupes de sociétés économiques nationales. Ce collectivisme économique, libéral et a-étatique veut parer au double danger d’un capitalisme intégrant et d’un collectivisme intégral.

    La démocratie politique fédérative  est le complément antinomique de la démocratie économique mutuelliste. D’abord, équilibrer contradictoirement le social organisé et l’étatique décentralisé pour intégrer l’appareil étatique dans une nation composée de régions s’auto-administrant et s’associant en une république fédérale; ensuite, former entre groupes de nations fédératives des confédérations réalistes, qui établiront entre elles des accords plus larges et plus lâches: telle est la double démarche du fédéralisme et du confédéralisme politique. Quatre règles d’action en découlent: l’auto-administration des groupes de base, la fédéralisation de ces groupes, la création de républiques fédératives, la constitution de confédérations. Dans les groupes de base, priorité est donnée à la région, territoire optimal pour s’auto-administrer et chaînon entre nations et internations. Pour la France, Proudhon demande "la constitution de douze grandes régions provinciales s’administrant elles-mêmes et se garantissant les unes les autres". Le gouvernement fédératif n’assume "qu’un rôle d’institution, de création, d’installation, le moins possible d’exécution". Ce régionalisme se conjugue avec un économisme et aboutit à une organisation régionale et socioprofessionnelle du suffrage universel (Chambre des régions, Chambre des professions) et une division des pouvoirs originale (pouvoir exécutif régionalisé et décentralisé, pouvoir arbitral à compétence économique, pouvoir consulaire à caractère prospectif, pouvoir enseignant complètement autonome). Le confédéralisme international est une extension du fédéralisme national. Dès 1863, Proudhon prévoit toute l’organisation politique et économique d’une Europe confédéraliste: agence, conseils, justice, budgets confédéraux, marché commun ("liberté des échanges et taxe de compensation", "liberté de circulation et de résidence"). Mais ce marché commun inclut la socialisation mutuelliste des économies confédérées.

  • 2. Une descendance contrastée

    Influences

    Au lendemain de la mort de Proudhon, sa doctrine s’est répandue dans toute l’Europe. Ses articles de journaux sont passionnément lus dans les couches populaires, des livres tels que son Premier Mémoire  ("ce manifeste scientifique du prolétariat français", Marx), sa Justice  ("un des livres les plus importants du XIXe siècle", H. de Lubac), sa Capacité politique  ("ce catéchisme du mouvement ouvrier français", Gurvitch) en ont fait un chef de file du socialisme européen. En Angleterre, "Proudhon constitue une pâture toute trouvée" (Engels à Marx, 18 déc. 1850). Et de John Watt à Sidney et Beatrice Webb, G. O. H. Cole, H. Laski et G. Woodcock, on saisit la filiation trop peu connue entre proudhonisme et travaillisme. Sur le continent, ses livres, sitôt sortis, sont traduits en allemand, en espagnol et en russe. Dans sa préface de 1890 au Manifeste du Parti communiste , Engels avoue explicitement l’étendue de cette obédience proudhonienne. Le proudhonisme imprègne l’Italie, avec Ciccoti et son fédéralisme politique, l’Espagne avec les groupes de la célèbre Revista blanca , la Belgique avec le socialisme d’un César de Paepe et d’un Émile Vanderwelde, l’Allemagne avec Karl Grün, M. Diehl, Arthur Mulberger, Eduard Bernstein, et le sociologue F. Oppenheimer. Mais c’est en Russie que la doctrine proudhonienne connaît sa diffusion la plus large et une célébrité extraordinaire grâce à Herzen et à ses amis. Le populisme éducatif d’un Lavrov, l’anarchisme d’un Bakounine, d’un Kropotkine se réclameront de la pensée de "l’illustre et héroïque socialiste" (Bakounine). Et la fascination de Tolstoï envers la personne, les idées, le style de Proudhon lui fera emprunter textuellement titres, phrases et thèmes politiques et philosophiques (Guerre et paix , Qu’est-ce que l’art? , etc.).

  • L’influence déterminante de la pensée de Proudhon sur Marx est maintenant pleinement mise en lumière. "Marx ne serait pas possible sans Proudhon" (Gurvitch). "Proudhon a exercé sur Marx une influence constante. C’est en disciple et en continuateur de Proudhon qu’il a entrepris en 1844 ce qui deviendra la tâche exclusive de son existence [...]. Le maître a déçu mais il demeure un instigateur" (M. Rubel). Marx a dit l’impression extraordinaire que firent sur lui les premiers écrits du "penseur le plus hardi du socialisme français" (1842); La Sainte Famille  (1845) contient une véritable apologie de Proudhon qui y est reconnu maître du socialisme scientifique, père des théories de la valeur-travail et de la plus-value, et L’Idéologie allemande  (1846) louera la puissance de sa dialectique sérielle comme "essai de donner une méthode par quoi la pensée indépendante est remplacée par l’opération de la pensée". En mai 1846, Marx choisit Proudhon comme correspondant français du "réseau de propagande socialiste" qu’il organise. Mais, dans sa lettre d’acceptation, Proudhon, son aîné de dix ans, lui donne des conseils le mettant en garde contre le dogmatisme autoritaire, le romantisme révolutionnaire et l’esprit d’exclusion, néfastes à la cause socialiste. Piqué au vif, le jeune Marx rompit avec Proudhon, et aussitôt son admiration de disciple se changea en une rancune tenace et une sorte de fascination négative (Misère de la philosophie , 1847).

    Marx retrouvera l’influence proudhonienne dans la Première Internationale des travailleurs et dans la Commune de Paris. Comme le soulignent avec objectivité des historiens marxistes, "L’Internationale parisienne, à la veille de la Commune, est en majorité proudhonienne" (J. Bruhat, J. Dautry, E. Tersen, La Commune de 1871 ). Quand la Commune est proclamée, "parmi les trente internationaux élus, près des deux tiers peuvent être considérés comme proudhoniens" (idem). Le programme positif et pacifique de la Commune est nettement proudhonien, et G. Gurvitch ira jusqu’à écrire: "à l’exception du Comité de salut public" et des mesures terroristes préconisées par les blanquistes, "toutes les mesures administratives, économiques et politiques s’inspireront de Proudhon". Après la Commune, Gambetta revendiquera la pensée de Proudhon, tandis que les partis socialistes de Brousse et d’Allemane reprendront ses thèmes essentiels. L’unification du Parti socialiste en 1905 fera apparaître le jauressisme comme l’enfant authentique du proudhonisme.

    Lors de la révolution russe, les proudhoniens auront une influence déterminante sur la formation des soviets de base, vite supprimés sous la pression de Staline et de Trotski. Comme "l’un des organisateurs des soviets russes de 17", Gurvitch apporte ce "témoignage personnel direct: les premiers soviets russes ont été organisés par des proudhoniens [....] qui venaient des éléments de gauche du Parti socialiste révolutionnaire et [...] de la social-démocratie [...]. L’idée de la révolution par les soviets de base [...] est [...] exclusivement proudhonienne". Plus près de nous, après les révolutionnaires allemands, hongrois, espagnols, et leurs conseils ouvriers d’inspiration proudhonienne, le socialisme yougoslave se mettra discrètement à l’école de Proudhon (D. Guérin, L’Anarchisme ).

    En France, de Jaurès à nos jours, toutes les nuances du mouvement socialiste et des démocrates réformateurs se reconnaîtront dans ce socialisme libéral, ce pragmatisme travailliste et cette justice idéo-réaliste issus de Proudhon. C’est lui qui influencera aussi, paradoxalement, un certain catholicisme social à travers Péguy: "Je suis pour la politique de Proudhon" (L’Argent suite ), Mounier (Anarchisme et personnalisme , 1937), et des artisans essentiels de l’ouverture de l’Église catholique (H. de Lubac, P. Haubtmann, J. Lacroix). Il apparaît également comme un grand ancêtre du syndicalisme. Autonomie ouvrière, fédéralisme professionnel, séparation de l’économique et du politique, du parti et de l’État, autogestion: toutes ces idées forces sont passées dans l’héritage syndicaliste avec les proudhoniens E. Varlin, F. Pelloutier, V. Griffuelhes, A. Sorel, L. Jouhaux, fondateurs, théoriciens et praticiens du syndicalisme français.

  • Des courants antinomiques

    Il serait artificiel de limiter les influences de Proudhon à des mouvements révolutionnaires et ouvriers. Lui qui s’avouait "révolutionnaire mais non bousculeur" croit plus à l’action organisée d’un véritable "réformisme révolutionnaire" qu’au romantisme désordonné de l’"action révolutionnaire". Aussi, à côté de ces mouvements révolutionnaires se réclamant unilatéralement de Proudhon, s’est-il constamment développé un courant réformiste et même un courant traditionaliste. L’inflation des couples antinomiques de sa descendance contrastée semble bien souligner cette dualité: syndicalisme et socialisme réformistes ou révolutionnaires, fédéralisme et régionalisme de droite ou de gauche, travaillisme et adeptes de la participation, anarchisme et partisans de l’autogestion, etc. Cependant, dans ces oppositions si souvent perverties par de fallacieuses annexions, apparaissent, en fait disjoints, les deux éléments toujours accouplés de l’évolutionnisme révolutionnaire de Proudhon: nécessité absolue des transformations continues ("la révolution permanente") et refus de la violence arbitraire, sens du temps ("les révolutions durent des siècles"). Dès lors, "anathémisées de front, les idées proudhoniennes [ont] filtré peu à peu dans la société moderne" (Sainte-Beuve).

  • Ce géniteur reconnu de la sociologie moderne, du pragmatisme, du solidarisme, du personnalisme, des théories du droit social, a prévu, il y a un siècle, l’essor effectif de la civilisation industrielle. Il a pressenti la division du monde en blocs économiques et en blocs politiques, le risque de guerre totale, l’émancipation de l’Algérie et du Tiers Monde, l’opposition entre pays développés et pays sous-développés, la révolution russe, le "culte des individualités", le "communisme dictatorial", la "guerre sociale", la constitution d’un capitalisme international, le réveil de la Chine, le prodigieux développement de la législation du travail, l’"ère des fédérations", la société de consommation. Il a inspiré la création de la Société des Nations, la Communauté européenne, le régionalisme moderne, les courants de réforme des entreprises (participation, autogestion), de l’agriculture (coopérativisme, agriculture de groupe), de la distribution (coopératives de consommation), du crédit (banques populaires, crédit mutuel) et une large part des réformes pédagogiques modernes (universités autonomes, promotion sociale, éducation permanente, liaison universités-entreprises). Et l’on pourrait encore évoquer son influence sur le réalisme dans l’art et sur de nombreux écrivains, dont Proust, Bernanos et Camus.
  • En France, la pensée de Proudhon n’a pas d’organisation officielle, mais elle suscite de nombreux centres de réflexion et d’action, et de vigoureuses admirations. Certains universitaires ou hommes politiques, et non des moindres, ont été influencés par lui. Certains programmes politiques et syndicalistes ont repris des thèmes typiquement proudhoniens. Une "Société P. J. Proudhon" constitue un centre où convergent ces différents courants.

    Ainsi la pensée pluraliste de Proudhon acquiert-elle de plus en plus un singulier pouvoir de réalisation. Proudhon, cent ans après sa mort, paraît écrire pour notre avenir. Puissance de la personnalité, acuité de l’œuvre critique, réalisme de l’œuvre positive, multiplicité et permanence des influences exercées, tout désigne en Proudhon un génie novateur.

    (Extrait de l'Encyclopédie Universalis)

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