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Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865)

Qu’est-ce que la propriété ?

 

nouv. éd. publ. avec des notes et des documents inédits sous la dir. de C. Bouglé et H. Moysset Page 201 à 225

(p. 201) le droit de propriété, ce droit ne sera jamais prescrit. Car il n' en est pas d' un principe de jurisprudence, d' un axiome de la raison, comme d' un fait accidentel et contingent : la possession d' un homme peut prescrire contre la possession d' un autre homme ; mais, de même que le possesseur ne saurait prescrire contre lui-même, de même aussi la raison a toujours la faculté de se réviser et réformer ; l' erreur passée ne l' engage pas pour l' avenir. La raison est éternelle et toujours identique ; l' institution de la propriété, ouvrage de la raison ignorante, peut être abrogée par la raison mieux instruite : ainsi la propriété ne peut s' établir par la prescription. Tout cela est si solide et si vrai, que c' est précisément sur ces fondements que s' est établie la maxime, qu' en matière de prescription l' erreur du droit ne profite pas. Mais je serais infidèle à ma méthode, et le lecteur serait en droit de m' accuser de charlatanisme et de mensonge, si je n' avais rien de mieux à lui dire touchant la prescription. J' ai fait voir précédemment que l' appropriation de la terre est illégale, et qu' en supposant qu' elle ne le fût pas, il ne s' ensuivrait qu' une chose, savoir, l' égalité des propriétés ; j' ai montré, en second lieu, que le consentement universel ne prouve rien en faveur de la propriété, et que, s' il prouvait quelque chose, ce serait encore l' égalité des propriétés. Il me reste à démontrer que la prescription, si elle pouvait être admise, présupposerait l' égalité des propriétés. Cette démonstration ne sera ni longue ni difficile : il suffira de rappeler les motifs qui ont fait introduire la prescription. " la prescription, dit Dunod, semble répugner à l' équité naturelle, qui ne permet pas que l' on dépouille quelqu' un de son bien malgré lui et à son insu, et que l' un s' enrichisse de la perte de l' autre... etc. "

( p.202) toullier, droit civil : " pour ne pas laisser la propriété des choses dans une trop longue incertitude, nuisible au bien public, en ce qu' elle troublerait la paix des familles et la stabilité des transactions sociales, les lois ont fixé un délai passé lequel elles refusent d' admettre la revendication, et rendent à la possession son antique prérogative en y réunissant la propriété. " Cassiodore disait de la propriété, qu' elle est le seul port assuré au milieu des tempêtes de la chicane et des bouillonnements de la cupidité : hic unus inter humanas procellas portus, quem si homines fervidà voluntate praeterierint ; in undosis semper jurgiis errabunt. ainsi, d' après les auteurs, la prescription est un moyen d' ordre public, une restauration, en certains cas, du mode primitif d' acquérir, une fiction de la loi civile, laquelle emprunte toute sa force de la nécessité de terminer des différends qui, autrement, ne pourraient être réglés. Car, comme dit Grotius, le temps n' a par lui-même aucune vertu effective ; tout arrive dans le temps, mais rien ne se fait par le temps ; la prescription ou le droit d' acquérir par le laps du temps est donc une fiction de la loi, conventionnellement adoptée. Mais toute propriété a nécessairement commencé par la prescription, ou, comme disaient les latins, par l' usucapion, c' est-à-dire par la possession continue : je demande donc, en premier lieu, comment la possession peut devenir par le laps de temps propriété ? Rendez la possession aussi longue que vous voudrez ; entassez les ans et les siècles, vous ne ferez jamais que la durée, qui par elle-même ne crée rien, ne change rien, ne modifie rien, puisse métamorphoser l' usufruitier en propriétaire. Que la loi civile reconnaisse à un possesseur de bonne foi, établi depuis longues années dans sa jouissance, le droit de ne pouvoir être dépossédé par un survenant, elle ne fait en cela que confirmer un droit déjà respecté, et la prescription, appliquée de la sorte,

( p. 203) signifie simplement que la possession commencée depuis vingt, trente ou cent ans, sera maintenue à l' occupant. Mais lorsque la loi déclare que le laps de temps change le possesseur en propriétaire, elle suppose qu' un droit peut être créé sans une cause qui le produise ; elle change la qualité du sujet sans motif ; elle statue sur ce qui n' est point en litige ; elle sort de ses attributions. L' ordre public et la sécurité des citoyens ne demandaient que la garantie des possessions ; pourquoi la loi a-t-elle créé des propriétés ? La prescription était comme une assurance de l' avenir ; pourquoi la loi en fait-elle un principe de privilège ? Ainsi l' origine de la prescription est identique à celle de la propriété elle-même ; et puisque celle-ci n' a pu se légitimer que sous la condition formelle d' égalité, la prescription aussi est une des mille formes qu' a revêtues le besoin de conserver cette précieuse égalité. Et ceci n' est point une vaine induction, une conséquence tirée à perte de vue : la preuve en est écrite dans tous les codes. En effet, si tous les peuples ont reconnu, par un instinct de justice et de conservation, l' utilité et la nécessité de la prescription, et si leur dessein a été de veiller par là aux intérêts du possesseur, pouvaient-ils ne rien faire pour le citoyen absent, jeté loin de sa famille et de sa patrie par le commerce, la guerre ou la captivité, hors d' état d' exercer aucun acte de possession ? Non. Aussi dans le temps même où la prescription s' introduisait dans les lois, on admettait que la propriété se conserve par la seule volonté, nudo animo. or, si la propriété se conserve par la seule volonté, si elle ne peut se perdre que par le fait du propriétaire, comment la prescription peut-elle être utile ? Comment la loi ose-t-elle présumer que le propriétaire, qui conserve par la seule intention, a eu l' intention d' abandonner ce qu' il a laissé prescrire ? Et de quel droit la loi punirait-elle l' absence du propriétaire en le dépouillant de son bien ? Quoi donc ! Nous avons trouvé tout à l' heure que la prescription et la propriété étaient choses identiques, et voilà que nous trouvons maintenant qu' elles sont choses qui s' entre-détruisent. Grotius, qui sentait la difficulté, y répond d' une manière si singulière, qu' elle mérite d' être rapportée : bene sperandum de hominibus, ac proptereà non putandum eos hoc esse animo ut, rei caducae causâ, hominem alterum velint in perpetuo peccato versari, quod evitari saepè non poterit sine tali derelictione : " où est l' homme, dit-il, à l' âme assez peu chrétienne, qui, pour une misère, voudrait éterniser le péché d' un possesseur, ce qui arriverait infailliblement, s' il ne consentait à faire abandon de son droit ? " pardieu ! Je suis cet

( p. 204) homme-là. Dussent un million de propriétaires brûler jusqu' au jugement, je leur mets sur la conscience la part qu' ils me ravissent dans les biens de ce monde. à cette considération puissante, Grotius en joint une autre : c' est qu' il est plus sûr d' abandonner un droit litigieux que de plaider, de troubler la paix des nations et d' attiser le feu de la guerre civile. J' accepte, si l' on veut, cette raison, pourvu que l' on m' indemnise ; mais, si cette indemnité m' est refusée, que m' importe à moi prolétaire le repos et la sécurité des riches ? Je me soucie de l' ordre public comme du salut des propriétaires : je demande à vivre en travaillant, sinon je mourrai en combattant. Dans quelques subtilités que l' on s' engage, la prescription est une contradiction de la propriété ; ou plutôt, la prescription et la propriété sont deux formes d' un seul et même principe, mais deux formes qui se servent réciproquement de correctif ; et ce n' est pas une des moindres bévues de la jurisprudence ancienne et moderne d' avoir prétendu les accorder. En effet, si nous ne voyons dans l' établissement de la propriété, que le désir de garantir à chacun sa part du sol et son droit au travail ; dans la séparation de la nue propriété d' avec la possession, qu' un asile ouvert aux absents, aux orphelins, à tous ceux qui ne peuvent connaître ou défendre leurs droits ; dans la prescription, qu' un moyen, soit de repousser les prétentions injustes et les envahissements, soit de terminer les différends que suscitent les transplantations de possesseurs ; nous reconnaîtrons, dans ces formes diverses de la justice humaine, les efforts spontanés de la raison venant au secours de l' instinct social ; nous verrons, dans cette réserve de tous les droits, le sentiment de l' égalité, la tendance constante au nivellement. Et, faisant la part de la réflexion et du sens intime, nous trouverons, dans l' exagération même des principes, la confirmation de notre doctrine : puisque, si l' égalité des conditions et l' association universelle ne se sont pas plus tôt réalisées, c' est que le génie des législateurs et le faux savoir des juges devaient, pendant un temps, faire obstacle au bon sens populaire : et que, tandis qu' un éclair de vérité illuminait les sociétés primitives, les premières spéculations des chefs ne pouvaient enfanter que ténèbres. Après les premières conventions, après les ébauches de lois et de constitutions, qui furent l' expression des premiers besoins, la mission des hommes de loi devait être de réformer ce qui, dans la législation, était mauvais ; de compléter ce qui restait défectueux ; de concilier, par de meilleures définitions, ce qui paraissait contradictoire : au lieu de cela,

( p. 205) ils se sont arrêtés au sens littéral des lois, se contentant du rôle servile de commentateurs et de scoliastes. Prenant pour axiomes de l' éternelle et indéfectible vérité les inspirations d' une raison nécessairement faible et fautive, entraînés par l' opinion générale, subjugués par la religion des textes, ils ont toujours posé en principe, à l' instar des théologiens, que cela est infailliblement vrai, qui est admis universellement, partout et toujours, quod ab omnibus, quod ubique, quod semper, comme si une croyance générale, mais spontanée, prouvait autre chose qu' une apparence générale. Ne nous y trompons point : l' opinion de tous les peuples peut servir à constater l' aperception d' un fait, le sentiment vague d' une loi ; elle ne peut rien nous apprendre ni sur le fait ni sur la loi. Le consentement du genre humain est une indication de la nature, et non pas, comme l' a dit Cicéron, une loi de la nature. Sous l' apparence reste cachée la vérité, que la foi peut croire, mais que la réflexion seule peut connaître. Tel a été le progrès constant de l' esprit humain en tout ce qui concerne les phénomènes physiques et les créations du génie : comment en serait-il autrement des faits de conscience et des règles de nos actions ? 4-du travail. -que le travail n' a par lui-même, sur les choses de la nature, aucune puissance d' appropriation. nous allons démontrer, par les propres aphorismes de l' économie politique et du droit, c' est-à-dire par tout ce que la propriété peut objecter de plus spécieux : 1) que le travail n' a par lui-même, sur les choses de la nature, aucune puissance d' appropriation ; 2) qu' en reconnaissant toutefois cette puissance au travail, on est conduit à l' égalité des propriétés, quelles que soient, d' ailleurs, l' espèce du travail, la rareté du produit et l' inégalité des facultés productives ; 3) que, dans l' ordre de la justice, le travail détruit la propriété. à l' exemple de nos adversaires, et afin de ne laisser sur notre passage ni ronces ni épines, reprenons la question du plus haut qu' il est possible. M Ch Comte, traité de la propriété : " la France, considérée comme nation, a un territoire qui lui est propre. " la France, comme un seul homme, possède un territoire

(p. 206) qu' elle exploite ; elle n' en est pas propriétaire. Il en est des nations entre elles comme des individus entre eux : elles sont usagères et travailleuses ; c' est par abus de langage qu' on leur attribue le domaine du sol. Le droit d' user et d' abuser n' appartient pas plus au peuple qu' à l' homme ; et viendra le temps où la guerre entreprise pour réprimer l' abus du sol chez une nation, sera une guerre sacrée. Ainsi, M Ch Comte, qui entreprend d' expliquer comment la propriété se forme, et qui débute par supposer qu' une nation est propriétaire, tombe dans le sophisme appelé pétition de principe ; dès ce moment, toute son argumentation est ruinée. Si le lecteur trouvait que c' est pousser trop loin la logique que de contester à une nation la propriété de son territoire, je me bornerais à rappeler que du droit fictif de propriété nationale sont issus, à toutes les époques, les prétentions de suzeraineté, les tributs, régales, corvées, contingents d' hommes et d' argent, fournitures de marchandises, etc., et, par suite, les refus d' impôts, les insurrections, les guerres et les dépopulations. " il existe, au milieu de ce territoire, des espaces de terre fort étendus, qui n' ont pas été convertis en propriétés individuelles. Ces terres, qui consistent généralement en forêts, appartiennent à la masse de la population, et le gouvernement qui en perçoit les revenus les emploie ou doit les employer dans l' intérêt commun. " doit les employer est bien dit ; cela empêche de mentir. " qu' elles soient mises en vente... " pourquoi mises en vente ? Qui a droit de les vendre ? Quand même la nation serait propriétaire, la génération d' aujourd' hui peut-elle déposséder la génération de demain ? Le peuple possède à titre d' usufruit ; le gouvernement régit, surveille, protège, fait les actes de justice distributive ; s' il fait aussi des concessions de terrain, il ne peut concéder qu' à usage ; il n' a droit de vendre ni d' aliéner quoi que ce soit. N' ayant pas qualité de propriétaire, comment pourrait-il transmettre la propriété ? " qu' un homme industrieux en achète une partie, un vaste marais, par exemple : il n' y aura point ici d' usurpation, puisque le public en reçoit la valeur exacte par les mains de son gouvernement, et qu' il est aussi riche après la vente qu' il l' était auparavant. " ceci devient dérisoire. Quoi ! Parce qu' un ministre prodigue, imprudent ou inhabile, vend les biens de l' état, sans

( p. 207) que je puisse faire opposition à la vente, moi, pupille de l' état, moi qui n' ai voix consultative ni délibérative au conseil de l' état, cette vente sera bonne et légale ! Les tuteurs du peuple dissipent son patrimoine, et il n' a point de recours ! -j' ai perçu, dites-vous, par les mains du gouvernement ma part du prix de la vente : mais d' abord je n' ai pas voulu vendre, et, quand je l' aurais voulu, je ne le pouvais pas, je n' en avais pas le droit. Et puis, je ne me suis point aperçu que cette vente m' ait profité. Mes tuteurs ont habillé quelques soldats, réparé une vieille citadelle, érigé à leur orgueil quelque coûteux et chétif monument ; puis ils ont tiré un feu d' artifice et dressé un mât de cocagne : qu' est-ce que cela, en comparaison de ce que je perds ? L' acquéreur plante des bornes, se clôt et dit : ceci est à moi, chacun chez soi, chacun pour soi. Voici donc un espace de territoire sur lequel désormais nul n' a droit de poser le pied, si ce n' est le propriétaire et les amis du propriétaire ; qui ne peut profiter à personne, si ce n' est au propriétaire et à ses serviteurs. Que ces ventes se multiplient, et bientôt le peuple, qui n' a pu ni voulu vendre, qui n' a pas touché le prix de la vente, n' aura plus où se reposer, où s' abriter, où récolter : il ira mourir de faim à la porte du propriétaire, sur le bord de cette propriété qui fut son héritage ; et le propriétaire le voyant expirer dira : ainsi périssent les fainéants et les lâches ! Pour faire accepter l' usurpation du propriétaire, M Ch Comte affecte de rabaisser la valeur des terres au moment de la vente. " il faut prendre garde de s' exagérer l' importance de ces usurpations : on doit les apprécier par le nombre d' hommes que faisaient vivre les terres occupées, et par les moyens qu' elles leur fournissaient. Il est évident, par exemple, que si l' étendue de terre qui vaut aujourd' hui mille francs ne valait que cinq centimes quand elle fut usurpée, il n' y a réellement que la valeur de cinq centimes de ravie... etc. " un paysan s' accusait en confession d' avoir détruit un acte par lequel il se reconnaissait débiteur de cent écus. Le confesseur disait : il faut rendre ces cent écus. -non,

(p. 208)répondit le paysan, je restituerai deux liards pour la feuille de papier. Le raisonnement de M Ch Comte ressemble à la bonne foi de ce paysan. Le sol n' a pas seulement une valeur intégrante et actuelle, il a aussi une valeur de puissance et d' avenir, laquelle dépend de notre habileté à le faire valoir et à le mettre en oeuvre. Détruisez une lettre de change, un billet à ordre, un acte de constitution de rentes ; comme papier, vous détruisez une valeur presque nulle ; mais avec ce papier, vous détruisez votre titre, et, en perdant votre titre, vous vous dépouillez de votre bien. Détruisez la terre, ou ce qui revient au même pour vous, vendez-la : non seulement vous aliénez une, deux ou plusieurs récoltes, mais vous anéantissez tous les produits que vous pouviez en tirer, vous, vos enfants et les enfants de vos enfants. Lorsque M Ch Comte, l' apôtre de la propriété et le panégyriste du travail, suppose une aliénation de territoire de la part du gouvernement, il ne faut pas croire qu' il fasse cette supposition sans motif et par surérogation ; il en avait besoin. Comme il repoussait le système d' occupation, et que d' ailleurs il savait que le travail ne fait pas le droit, sans la permission préalable d' occuper, il s' est vu forcé de rapporter cette permission à l' autorité du gouvernement, ce qui signifie que la propriété a pour principe la souveraineté du peuple, ou, en d' autres termes, le consentement universel. Nous avons discuté ce préjugé. Dire que la propriété est fille du travail, puis donner au travail une concession pour moyen d' exercice, c' est bien, si je ne me trompe, former un cercle vicieux. Les contradictions vont venir. " un espace de terre déterminé ne peut produire des aliments que pour la consommation d' un homme pendant une journée : si le possesseur, par son travail, trouve moyen de lui en faire produire pour deux jours, il en double la valeur. Cette valeur nouvelle est son ouvrage, sa création ; elle n' est ravie à personne : c' est sa propriété. " je soutiens que le possesseur est payé de sa peine et de son industrie par sa double récolte, mais qu' il n' acquiert aucun droit sur le fonds. Que le travailleur fasse les fruits siens, je l' accorde ; mais je ne comprends pas que la propriété des produits emporte celle de la matière. Le pêcheur, qui, sur la même côte, sait prendre plus de poisson que ses confrères, devient-il, par cette habileté, propriétaire des parages où il pêche ? L' adresse d' un chasseur fût-elle jamais regardée comme un titre de propriété sur le gibier d' un canton ? La parité est parfaite ; le cultivateur diligent trouve

( p. 209) dans une récolte abondante et de meilleure qualité la récompense de son industrie ; s' il a fait sur le sol des améliorations, il a droit à une préférence comme possesseur ; jamais, en aucune façon, il ne peut être admis à présenter son habileté de cultivateur comme un titre à la propriété du sol qu' il cultive. Pour transformer la possession en propriété, il faut autre chose que le travail, sans quoi l' homme cesserait d' être propriétaire dès qu' il cesserait d' être travailleur ; or, ce qui fait la propriété, d' après la loi, c' est la possession immémoriale, incontestée, en un mot, la prescription ; le travail n' est que le signe sensible, l' acte matériel par lequel l' occupation se manifeste. Si donc le cultivateur reste propriétaire après qu' il a cessé de travailler et de produire, si sa possession, d' abord concédée, puis tolérée, devient à la fin inaliénable, c' est par le bénéfice de la loi civile et en vertu du principe d' occupation. Cela est tellement vrai, qu' il n' est pas un contrat de vente, pas un bail à ferme ou à loyer, pas une constitution de rente qui ne le suppose. Je n' en citerai qu' un exemple. Comment évalue-t-on un immeuble ? Par son produit. Si une terre rapporte 1000 fr, on dit qu' à 5 p 100 cette terre vaut 20000 fr, à 4 p 100, 25000 fr, etc. ; cela signifie, en d' autres termes, qu' après vingt ou vingt-cinq ans le prix de cette terre aura été remboursé à l' acquéreur. Si donc, après un laps de temps, le prix d' un immeuble est intégralement payé, pourquoi l' acquéreur continue-t-il à être propriétaire ? à cause du droit d' occupation, sans lequel toute vente serait un réméré. Le système de l' appropriation par le travail est donc en contradiction avec le code ; et lorsque les partisans de ce système prétendent s' en servir pour expliquer les lois, ils sont en contradiction avec eux-mêmes. " si des hommes parviennent à fertiliser une terre qui ne produisait rien, ou qui même était funeste, comme certains marais, ils créent par cela même la propriété tout entière. " à quoi bon grossir l' expression et jouer aux équivoques, comme si l' on voulait faire prendre le change ? ils créent la propriété tout entière ; vous voulez dire qu' ils créent une capacité productive, qui, auparavant, n' existait pas ; mais cette capacité ne peut être créée qu' à la condition d' une matière qui en est le soutien. La substance du sol reste la même ; il n' y a que ses qualités et modifications qui soient changées. L' homme a tout créé, tout, excepté la matière elle-même. Or, c' est de cette matière que je soutiens qu' il ne peut avoir que la possession et l' usage, sous la condition

(p. 209) permanente du travail, lui abandonnant pour un moment la propriété des choses qu' il a produites. Voici donc un premier point résolu : la propriété du produit, quand même elle serait accordée, n' emporte pas la propriété de l' instrument ; cela ne me semble pas avoir besoin d' une plus ample démonstration. Il y a identité entre le soldat possesseur de ses armes, le maçon possesseur des matériaux qu' on lui confie, le pêcheur possesseur des eaux, le chasseur possesseur des champs et des bois, et le cultivateur possesseur des terres : tous seront, si l' on veut, propriétaires de leurs produits ; aucun n' est propriétaire de ses instruments. Le droit au produit est exclusif, jus in re ; le droit à l' instrument est commun, jus ad rem. 5-que le travail conduit à l' égalité des propriétés. accordons toutefois que le travail confère un droit de propriété sur la matière : pourquoi ce principe n' est-il pas universel ? Pourquoi le bénéfice de cette prétendue loi, restreint au petit nombre, est-il dénié à la foule des travailleurs ? Un philosophe, prétendant que tous les animaux naquirent autrefois de la terre échauffée par les rayons du soleil, à peu près comme des champignons, et à qui l' on demandait pourquoi la terre ne produit plus rien de la même manière : parce qu' elle est vieille et qu' elle a perdu sa fécondité, répondit-il. Le travail, autrefois si fécond, serait-il pareillement devenu stérile ? Pourquoi le fermier n' acquiert-il plus, par le travail, cette terre que le travail acquit jadis au propriétaire. C' est, dit-on, qu' elle se trouve déjà appropriée. Ce n' est pas répondre. Un domaine est affermé 50 boisseaux par hectare ; le talent et le travail d' un fermier élèvent ce produit au double : ce surcroît est la création du fermier. Supposons que le maître, par une rare modération, n' aille pas jusqu' à s' emparer de ce produit en augmentant le fermage, et qu' il laisse le cultivateur jouir de ses oeuvres, la justice n' est pas pour cela satisfaite. Le fermier, en améliorant le fonds, a créé une valeur nouvelle dans la propriété, donc il a droit à une portion de la propriété. Si le domaine valait primitivement 100000 fr, et que, par les travaux du fermier, il ait acquis une valeur de 150000 fr, le fermier, producteur de cette plus-value, est propriétaire légitime du tiers de ce domaine. M Ch Comte n' aurait pu s' inscrire en faux contre cette doctrine, car c' est lui qui a dit : " les hommes qui rendent la terre plus fertile ne sont pas

( p. 211) moins utiles à leurs semblables que s' ils en créaient une nouvelle étendue. " pourquoi donc cette règle n' est-elle pas applicable à celui qui améliore, aussi bien qu' à celui qui défriche ? Par le travail du premier, la terre vaut 1 ; par le travail du second, elle vaut 2 ; de la part de l' un et de l' autre, il y a création de valeur égale : pourquoi n' accorderait-on pas à tous deux égalité de propriété ? à moins que l' on n' invoque de nouveau le droit de premier occupant, je défie qu' on oppose à cela rien de solide. Mais, dira-t-on, quand on accorderait ce que vous demandez, on n' arriverait pas à une division beaucoup plus grande des propriétés. Les terres n' augmentent pas indéfiniment de valeur : après deux ou trois cultures, elles atteignent rapidement leur maximum de fécondité. Ce que l' art agronomique y ajoute, vient plutôt du progrès des sciences et de la diffusion des lumières, que de l' habileté des laboureurs. Ainsi, quelques travailleurs à réunir à la masse des propriétaires ne seraient pas un argument contre la propriété. Ce serait en effet recueillir de ce débat un fruit bien maigre, si nos efforts n' aboutissaient qu' à étendre le privilège du sol et le monopole de l' industrie, en affranchissant seulement quelques centaines de travailleurs sur des millions de propriétaires : mais ce serait aussi comprendre bien mal notre propre pensée, et faire preuve de peu d' intelligence et de logique. Si le travailleur, qui ajoute à la valeur de la chose, a droit à la propriété, celui qui entretient cette valeur acquiert le même droit. Car, qu' est-ce qu' entretenir ? C' est ajouter sans cesse, c' est créer d' une manière continue. Qu' est-ce que cultiver ? C' est donner au sol sa valeur de chaque année ; c' est par une création, tous les ans renouvelée, empêcher que la valeur d' une terre ne diminue ou ne se détruise. Admettant donc la propriété comme rationnelle et légitime, admettant le fermage comme équitable et juste, je dis que celui qui cultive acquiert la propriété au même titre que celui qui défriche et que celui qui améliore ; et que chaque fois qu' un fermier paye sa rente, il obtient sur le champ confié à ses soins une fraction de propriété dont le dénominateur est égal à la quotité de cette rente. Sortez de là, vous tombez

( p. 212) dans l' arbitraire et la tyrannie, vous reconnaissez des privilèges de castes, vous sanctionnez le servage. Quiconque travaille devient propriétaire : ce fait ne peut être nié dans les principes actuels de l' économie politique et du droit. Et quand je dis propriétaire, je n' entends pas seulement, comme nos économistes hypocrites, propriétaire de ses appointements, de son salaire, de ses gages ; je veux dire propriétaire de la valeur qu' il crée, et dont le maître seul tire le bénéfice. Comme tout ceci touche à la théorie des salaires et de la distribution des produits, et que cette matière n' a point encore été raisonnablement éclaircie, je demande permission d' y insister ; cette discussion ne sera pas inutile à la cause. Beaucoup de gens parlent d' admettre les ouvriers en participation des produits et des bénéfices ; mais cette participation que l' on demande pour eux est de pure bienfaisance ; on n' a jamais démontré, ni peut-être soupçonné, qu' elle fût un droit naturel, nécessaire, inhérent au travail, inséparable de la qualité de producteur jusque dans le dernier des manoeuvres. Voici ma proposition : le travailleur conserve, même après avoir reçu son salaire, un droit naturel de propriété sur la chose qu' il a produite. je continue à citer M Ch Comte : " des ouvriers sont employés à dessécher ce marais, à en arracher les arbres et les broussailles, en un mot à nettoyer le sol : ils en accroissent la valeur, ils en font une propriété plus considérable ; la valeur qu' ils y ajoutent leur est payée par les aliments qui leur sont donnés et par le prix de leurs journées : elle devient la propriété du capitaliste. " ce prix ne suffit pas : le travail des ouvriers a créé une valeur ; or, cette valeur est leur propriété. Mais ils ne l' ont ni vendue, ni échangée ; et vous, capitaliste, vous ne l' avez point acquise. Que vous ayez un droit partiel sur le tout pour les fournitures que vous avez faites et les subsistances que vous avez procurées, rien n' est plus juste : vous avez contribué à la production, vous devez avoir part à la jouissance. Mais votre droit n' annihile pas celui des ouvriers, qui, malgré vous, ont été vos collègues dans l' oeuvre de produire.

( p. 213) Que parlez-vous de salaires ? L' argent dont vous payez les journées des travailleurs solderait à peine quelques années de la possession perpétuelle qu' ils vous abandonnent. Le salaire est la dépense qu' exigent l' entretien et la réparation journalière du travailleur ; vous avez tort d' y voir le prix d' une vente. L' ouvrier n' a rien vendu : il ne connaît ni son droit, ni l' étendue de la cession qu' il vous a faite, ni le sens du contrat que vous prétendez avoir passé avec lui. De sa part, ignorance complète ; de la vôtre, erreur et surprise, si même on ne doit dire vol et fraude. Rendons, par un autre exemple, tout ceci plus clair et d' une vérité plus frappante. Personne n' ignore quelles difficultés rencontre la conversion d' une terre inculte en terre labourable et productive : ces difficultés sont telles que le plus souvent l' homme isolé périrait avant d' avoir pu mettre le sol en état de lui procurer la moindre subsistance. Il faut pour cela les efforts réunis et combinés de la société, et toutes les ressources de l' industrie. M Ch Comte cite à ce sujet des faits nombreux et authentiques, sans se douter un moment qu' il amoncelle des témoignages contre son propre système. Supposons qu' une colonie de vingt ou trente familles s' établisse dans un canton sauvage, couvert de broussailles et de bois, et dont, par convention, les indigènes consentent à se retirer. Chacune de ces familles dispose d' un capital médiocre, mais suffisant, tel enfin qu' un colon peut le choisir : des animaux, des graines, des outils, un peu d' argent et des vivres. Le territoire partagé, chacun se loge de son mieux et se met à défricher le lot qui lui est échu. Mais, après quelques semaines de fatigues inouïes, de peines incroyables, de travaux ruineux et presque sans résultat, nos gens commencent à se plaindre du métier ; la condition leur paraît dure ; ils maudissent leur triste existence. Tout à coup, l' un des plus avisés tue un porc, en sale une partie, et, résolu de sacrifier le reste de ses provisions, va trouver ses compagnons de misère. Amis, leur dit-il d' un ton plein de bienveillance, quelle peine vous prenez pour faire peu de besogne et pour vivre mal ! Quinze jours de travail vous ont mis aux abois ! ... faisons un marché dans lequel tout sera profit pour vous ; je vous offre la pitance et

( p. 214) le vin ; vous gagnerez par jour tant ; nous travaillerons ensemble, et, vive Dieu ! Mes amis, nous serons joyeux et contents ! Croit-on que des estomacs délabrés résistent à une pareille harangue ? Les plus affamés suivent le perfide invitateur : on se met à l' oeuvre ; le charme de la société, l' émulation, la joie, l' assistance mutuelle doublent les forces, le travail avance à vue d' oeil ; on dompte la nature au milieu des chants et des rires ; en peu de temps le sol est métamorphosé ; la terre ameublie n' attend plus que la semence. Cela fait, le propriétaire paye ses ouvriers, qui en se retirant le remercient, et regrettent les jours heureux qu' ils ont passés avec lui. D' autres suivent cet exemple, toujours avec le même succès ; puis, ceux-là installés, le reste se disperse : chacun retourne à son essart. Mais en essartant il faut vivre ; pendant qu' on défrichait pour le voisin, on ne défrichait pas pour soi : une année est déjà perdue pour les semailles et la moisson. L' on avait compté qu' en louant sa main-d' oeuvre on ne pouvait que gagner, puisqu' on épargnerait ses propres provisions, et qu' en vivant mieux on aurait encore de l' argent. Faux calcul ! On a créé pour un autre un instrument de production, et l' on n' a rien créé pour soi ; les difficultés du défrichement sont restées les mêmes ; les vêtements s' usent, les provisions s' épuisent, bientôt la bourse se vide au profit du particulier pour qui l' on a travaillé, et qui seul peut fournir les denrées dont on manque, puisque lui seul est en train de culture. Puis, quand le pauvre défricheur est à bout de ressources, semblable à l' ogre de la fable, qui flaire de loin sa victime, l' homme à la pitance se représente ; il offre à celui-ci de le reprendre à la journée, à celui-là de lui acheter, moyennant bon prix, un morceau de ce mauvais terrain dont il ne fait rien, ne fera jamais rien ; c' est-à-dire qu' il fait exploiter pour son propre compte le champ de l' un par l' autre ; si bien qu' après une vingtaine d' années, de trente particuliers primitivement égaux en fortune, cinq ou six seront devenus propriétaires de tout le canton, les autres auront été dépossédés philanthropiquement. Dans ce siècle de moralité bourgeoise où j' ai eu le bonheur de naître, le sens moral est tellement affaibli, que je ne serais point du tout étonné de m' entendre demander par maint honnête propriétaire, ce que je trouve à tout cela d' injuste et d' illégitime. âme de boue ! Cadavre galvanisé ! Comment espérer de vous convaincre si le vol en action ne vous semble pas manifeste ? Un homme, par douces et insinuantes

(p. 215) paroles, trouve le secret de faire contribuer les autres à son établissement ; puis, une fois enrichi par le commun effort, il refuse, aux mêmes conditions qu' il a lui-même dictées, de procurer le bien-être de ceux qui firent sa fortune : et vous demandez ce qu' une pareille conduite a de frauduleux ! Sous prétexte qu' il a payé ses ouvriers, qu' il ne leur doit plus rien, qu' il n' a que faire de se mettre au service d' autrui, tandis que ses propres occupations le réclament, il refuse, dis-je, d' aider les autres dans leur établissement, comme ils l' ont aidé dans le sien ; et lorsque, dans l' impuissance de leur isolement, ces travailleurs délaissés tombent dans la nécessité de faire argent de leur héritage, lui, ce propriétaire ingrat, ce fourbe parvenu, se trouve prêt à consommer leur spoliation et leur ruine. Et vous trouvez cela juste ! Prenez garde, je lis dans vos regards surpris le reproche d' une conscience coupable bien plus que le naïf étonnement d' une involontaire ignorance. Le capitaliste, dit-on, a payé les journées des ouvriers ; pour être exact, il faut dire que le capitaliste a payé autant de fois une journée qu' il a employé d' ouvriers chaque jour, ce qui n' est point du tout la même chose. Car, cette force immense qui résulte de l' union et de l' harmonie des travailleurs, de la convergence et de la simultanéité de leurs efforts, il ne l' a point payée. Deux cents grenadiers ont en quelques heures dressé l' obélisque de Luqsor sur sa base ; suppose-t-on qu' un seul homme, en deux cents jours, en serait venu à bout ? Cependant, au compte du capitaliste, la somme des salaires eût été la même. Eh bien, un désert à mettre en culture, une maison à bâtir, une manufacture à exploiter, c' est l' obélisque à soulever, c' est une montagne à changer de place. La plus petite fortune, le plus mince établissement, la mise en train de la plus chétive industrie, exige un concours de travaux et de talents si divers, que le même homme n' y suffirait jamais. Il est étonnant que les économistes ne l' aient pas remarqué. Faisons donc la balance de ce que le capitaliste a reçu et de ce qu' il a payé. Il faut au travailleur un salaire qui le fasse vivre pendant qu' il travaille, car il ne produit qu' en consommant. Quiconque occupe un homme lui doit nourriture et entretien, ou salaire équivalent. C' est la première part à faire dans

(p. 216) toute production. J' accorde, pour le moment, qu' à cet égard le capitaliste se soit dûment acquitté. Il faut que le travailleur, outre sa subsistance actuelle, trouve dans sa production une garantie de sa subsistance future, sous peine de voir la source du produit tarir, et sa capacité productive devenir nulle ; en d' autres termes il faut que le travail à faire renaisse perpétuellement du travail accompli : telle est la loi universelle de reproduction. C' est ainsi que le cultivateur propriétaire trouve : 1) dans ses récoltes, les moyens non seulement de vivre lui et sa famille, mais d' entretenir et d' améliorer son capital, d' élever des bestiaux, en un mot de travailler encore et de reproduire toujours ; 2) dans la propriété d' un instrument productif, l' assurance permanente d' un fonds d' exploitation et de travail. Quel est le fonds d' exploitation de celui qui loue ses services ? Le besoin présumé que le propriétaire a de lui, et la volonté qu' il lui suppose gratuitement de l' occuper. Comme autrefois le roturier tenait sa terre de la munificence et du bon plaisir du seigneur, de même aujourd' hui l' ouvrier tient son travail du bon plaisir et des besoins du maître et du propriétaire : c' est ce qu' on nomme posséder à titre précaire. Mais cette condition précaire est une injustice, car elle implique inégalité dans le marché. Le salaire du travailleur ne dépasse guère sa consommation courante et ne lui assure pas le salaire du lendemain, tandis que le capitaliste trouve dans l' instrument produit par le travailleur un gage d' indépendance et de sécurité pour l' avenir. Or, ce ferment reproducteur, ce germe éternel de vie, cette préparation d' un fonds et d' instruments de production, est ce que le capitaliste doit au producteur, et qu' il ne lui rend jamais : et c' est cette dénégation frauduleuse qui fait l' indigence du travailleur, le luxe de l' oisif et l' inégalité des conditions. C' est en cela surtout que consiste ce que l' on a si bien nommé exploitation de l' homme par l' homme. De trois choses l' une, ou le travailleur aura part à la chose qu' il produit avec un chef, déduction faite de tous les salaires, ou le chef rendra au travailleur un équivalent de services productifs, ou bien il s' obligera à le faire travailler toujours. Partage du produit, réciprocité de services, ou garantie d' un travail perpétuel, le capitaliste ne saurait échapper

(p. 217) à cette alternative. Mais il est évident qu' il ne peut satisfaire à la seconde et à la troisième de ces conditions : il ne peut ni se mettre au service de ces milliers d' ouvriers qui, directement ou indirectement, lui ont procuré son établissement ; ni les occuper tous et toujours. Reste donc le partage de la propriété. Mais si la propriété est partagée, toutes les conditions seront égales ; il n' y aura plus ni grands capitalistes ni grands propriétaires. Lors donc que M Ch Comte, poursuivant son hypothèse, nous montre son capitaliste acquérant successivement la propriété de toutes les choses qu' il paye, il s' enfonce de plus en plus dans son déplorable paralogisme ; et comme son argumentation ne change pas, notre réponse revient toujours. " d' autres ouvriers sont employés à construire des bâtiments ; les uns tirent la pierre de la carrière, les autres la transportent, d' autres la taillent, d' autres la mettent en place. Chacun d' eux ajoute à la matière qui lui passe entre les mains une certaine valeur, et cette valeur, produit de son travail, est sa propriété. Il la vend, à mesure qu' il la forme, au propriétaire du fonds, qui lui en paye le prix en aliments et en salaires. " divide et impera : divise, et tu règneras ; divise, et tu deviendras riche ; divise, et tu tromperas les hommes, et tu éblouiras leur raison, et tu te moqueras de la justice. Séparez les travailleurs l' un de l' autre, il se peut que la journée payée à chacun surpasse la valeur de chaque produit individuel : mais ce n' est pas de cela qu' il s' agit. Une force de mille hommes agissant pendant vingt jours a été payée comme la force d' un seul le serait pendant cinquante-cinq années ; mais cette force de mille a fait en vingt jours ce que la force d' un seul, répétant son effort pendant un million de siècles, n' accomplirait pas : le marché est-il équitable ? Encore une fois, non : lorsque vous avez payé toutes les forces individuelles, vous n' avez pas payé la force collective ; par conséquent, il reste toujours un droit de propriété collective que vous n' avez point acquis, et dont vous jouissez injustement.

(p. 218) Je veux qu' un salaire de vingt jours suffise à cette multitude pour se nourrir, se loger, se vêtir pendant vingt jours : le travail cessant après ce terme expiré, que deviendra-t-elle, si, à mesure qu' elle crée, elle abandonne ses ouvrages à des propriétaires qui bientôt la délaisseront ? Tandis que le propriétaire, solidement affermi, grâce au concours de tous les travailleurs, vit en sécurité et ne craint plus que le travail ni le pain lui manquent, l' ouvrier n' a d' espoir qu' en la bienveillance de ce même propriétaire, auquel il a vendu et inféodé sa liberté. Si donc le propriétaire, se retranchant dans sa suffisance et dans son droit, refuse d' occuper l' ouvrier, comment l' ouvrier pourra-t-il vivre ? Il aura préparé un excellent terrain, et il n' y sèmera pas ; il aura bâti une maison commode et splendide, et il n' y logera pas ; il aura produit de tout, et il ne jouira de rien. Nous marchons par le travail à l' égalité ; chaque pas que nous faisons nous en approche davantage ; et si la force, la diligence, l' industrie des travailleurs étaient égales, il est évident que les fortunes le seraient pareillement. En effet, si, comme on le prétend et comme nous l' avons accordé, le travailleur est propriétaire de la valeur qu' il crée, il s' ensuit : 1) que le travailleur acquiert aux dépens du propriétaire oisif ; 2) que toute production étant nécessairement collective, l' ouvrier a droit, dans la proportion de son travail, à la participation des produits et des bénéfices ; 3) que tout capital accumulé étant une propriété sociale, nul n' en peut avoir la propriété exclusive. Ces conséquences sont irréfragables ; seules elles suffiraient pour bouleverser toute notre économie, et changer nos institutions et nos lois. Pourquoi ceux-là mêmes qui ont posé le principe refusent-ils maintenant de le suivre ? Pourquoi les Say, les Comte, les Hennequin et autres, après avoir dit que la propriété vient du travail, cherchent-ils ensuite à l' immobiliser par l' occupation et la prescription ? Mais abandonnons ces sophistes à leurs contradictions et à leur aveuglement ; le bon sens populaire fera justice de leurs équivoques. Hâtons-nous de l' éclairer et de lui montrer le chemin. L' égalité approche ; déjà nous n' en sommes séparés que par un court intervalle, demain cet intervalle sera franchi.

( p. 219) 6-que dans la société tous les salaires sont égaux. lorsque les saint-simoniens, les fouriéristes, et en général tous ceux qui, de nos jours, se mêlent d' économie sociale et de réforme, inscrivent sur leur drapeau : à chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses oeuvres. (Saint-Simon). à chacun selon son capital, son travail et son talent (Fourier). ils entendent, bien qu' ils ne le disent pas d' une manière aussi formelle, que les produits de la nature sollicitée par le travail et l' industrie sont une récompense, une palme, une couronne proposée à toutes les sortes de prééminences et de supériorités ; ils regardent la terre comme une lice immense, dans laquelle les prix sont disputés, non plus, il est vrai, à coups de lances et d' épées, par la force et la trahison, mais par la richesse acquise, par la science, le talent, la vertu même. En un mot, ils entendent, et tout le monde comprend avec eux, qu' à la plus grande capacité la plus grande rétribution est due, et pour me servir de ce style marchand, mais qui a le mérite de n' être pas équivoque, que les appointements doivent être proportionnés à l' oeuvre et à la capacité. Les disciples des deux prétendus réformateurs ne peuvent nier que telle ne soit leur pensée, car ils se mettraient par là en contradiction avec leurs interprétations officielles et briseraient l' unité de leurs systèmes. Au reste, une semblable dénégation de leur part n' est point à craindre : les deux sectes se font gloire de poser en principe l' inégalité des conditions, d' après les analogies de la nature qui, disent-elles, a voulu elle-même l' inégalité des capacités ; elles ne se flattent que d' une chose, c' est de faire si bien, par leur organisation politique, que les inégalités sociales soient toujours d' accord avec les inégalités naturelles. Quant à la question de savoir si l' inégalité des conditions, je veux dire des appointements, est possible, elles ne s' en inquiètent non plus que de fixer la métrique des capacités.

( p. 220) à chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses oeuvres. à chacun selon son capital, son travail et son talent. depuis que Saint-Simon est mort, et que Fourier se divinise, personne parmi leurs nombreux adeptes, n' a essayé de donner au public une démonstration scientifique de cette grande maxime ; et je gagerais cent contre un qu' aucun fouriériste ne se doute seulement que cet aphorisme biforme soit susceptible de deux interprétations différentes. à chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses oeuvres. à chacun selon son capital, son travail et son talent. cette proposition, prise, comme l' on dit, in sensu obvio, apparent et vulgaire, est fausse, absurde, injuste, contradictoire, hostile à la liberté, fautrice de tyrannie, antisociale, et conçue fatalement sous l' influence catégorique du préjugé propriétaire. Et d' abord le capital doit être rayé des éléments de la rétribution. Les fouriéristes, autant que j' ai pu m' en instruire par quelques-unes de leurs brochures, nient le droit d' occupation et ne reconnaissent d' autre principe de propriété que le travail : avec une semblable prémisse, ils auraient compris, s' ils avaient raisonné, qu' un capital ne produit à son propriétaire qu' en vertu du droit d' occupation, partant que cette production est illégitime. En effet, si le travail est le seul principe de la propriété, je cesse d' être propriétaire de mon champ à mesure qu' un autre exploitant m' en paye un fermage : nous l' avons invinciblement démontré : or, il en est de même de tous les capitaux ; en sorte que placer un capital dans une entreprise, c' est, selon la rigueur du droit, échanger ce capital contre une somme équivalente de produits. Je ne rentrerai pas dans cette discussion désormais inutile, me proposant d' ailleurs de traiter à fond, au chapitre suivant, de ce qu' on appelle produire par un capital. ainsi le capital peut être échangé ; il ne peut être une source de revenu. Restent le travail et le talent, ou, comme dit Saint-Simon, les oeuvres et les capacités. je vais les examiner l' un après l' autre. Les appointements doivent-ils être proportionnés au travail ? En d' autres termes, est-il juste que qui plus fait, plus

(p. 221) obtienne ? Je conjure le lecteur de redoubler ici d' attention. Pour trancher d' un seul coup le problème, il suffit de se poser la question suivante : le travail est-il une condition ou un combat ? la réponse ne me semble pas douteuse. Dieu a dit à l' homme : tu mangeras ton pain à la sueur de ton visage, c' est-à-dire tu produiras toi-même ton pain : avec plus ou moins de plaisir, selon que tu sauras diriger et combiner tes efforts, tu travailleras. Dieu n' a pas dit : tu disputeras ton pain à ton prochain ; mais tu travailleras à côté de ton prochain, et tous deux vous vivrez en paix. Développons le sens de cette loi, dont l' extrême simplicité pourrait prêter à l' équivoque. Il faut distinguer dans le travail deux choses, l' association et la matière exploitable. en tant qu' associés les travailleurs sont égaux, et il implique contradiction que l' un soit payé plus que l' autre : car le produit d' un travailleur ne pouvant être payé qu' avec le produit d' un autre travailleur, si les deux produits sont inégaux, le reste, ou la différence du plus grand au plus petit, ne sera pas acquis par la société, par conséquent n' étant pas échangé n' affectera point l' égalité des salaires. Il en résultera, si l' on veut, pour le plus fort travailleur, une inégalité naturelle, mais non une inégalité sociale, personne n' ayant souffert de sa force et de son énergie productive. En un mot, la société n' échange que des produits égaux, c' est-à-dire ne paye que les travaux qui sont faits pour elle ; par conséquent, elle paye également tous les travailleurs : ce qu' ils pourraient produire hors de son sein ne la touchant pas plus que la différence de leurs voix et de leurs chevelures. Il semble que je vienne de poser moi-même le principe de l' inégalité : c' est tout le contraire. La somme des travaux qui peuvent être faits pour la société c' est-à-dire des travaux susceptibles d' échange, étant, sur un fonds d' exploitation donné, d' autant plus grande que les travailleurs sont plus multipliés, et que la tâche laissée à chacun est plus réduite, il s' ensuit que l' inégalité naturelle se neutralise à mesure que l' association s' étend, et qu' une plus grande quantité de valeurs consommables sont produites socialement : en sorte que, dans la société, la seule chose qui pût ramener l' inégalité du travail, serait le droit d' occupation, le droit de propriété. Or, supposons que cette tâche sociale journalière, évaluée en labour, sarclage, moisson, etc., soit de deux décamètres carrés, et que la moyenne de temps nécessaire pour s' en acquitter soit de sept heures : tel travailleur aura fini en

( p. 222) six heures, tel autre en huit heures seulement ; le plus grand nombre en emploiera sept : mais pourvu que chacun fournisse la quantité de travail demandé, quel que soit le temps qu' il y emploie, il a droit à l' égalité de salaire. Le travailleur, capable de fournir sa tâche en six heures, aura-t-il droit, sous prétexte de sa force et de son activité plus grande, d' usurper la tâche du travailleur le moins habile, et de lui ravir ainsi le travail et le pain ? Qui oserait le soutenir ? Que celui qui finit avant les autres se repose, s' il veut ; qu' il se livre, pour l' entretien de ses forces et la culture de son esprit, pour l' agrément de sa vie, à des exercices et à des travaux utiles ; il le peut sans nuire à personne : mais qu' il garde ses services intéressés. La vigueur, le génie, la diligence, et tous les avantages personnels qui en résultent, sont le fait de la nature, et jusqu' à certain point de l' individu : la société en fait l' estime qu' ils méritent ; mais le loyer qu' elle leur accorde est proportionné, non à ce qu' ils peuvent, mais à ce qu' ils produisent. Or, le produit de chacun est limité par le droit de tous. Si l' étendue du sol était infinie, et la quantité de matières à exploiter inépuisable, on ne pourrait pas encore exploiter cette maxime, à chacun selon son travail ; et pourquoi ? Parce qu' encore une fois la société, quel que soit le nombre des sujets qui la composent, ne peut leur donner à tous que le même salaire, puisqu' elle ne les paye qu' avec leurs propres produits. Seulement, dans l' hypothèse que nous venons de faire, rien ne pouvant empêcher les forts d' user de tous leurs avantages, on verrait, au sein même de l' égalité sociale, renaître les inconvénients de l' inégalité naturelle. Mais la terre, eu égard à la force productrice de ses habitants et à leur puissance de multiplication, est très-bornée ; de plus, par l' immense variété des produits et l' extrême division du travail, la tâche sociale est facile à remplir ; or, par cette limitation des choses productibles et par la facilité de les produire, la loi d' égalité absolue nous est donnée. Oui, la vie est un combat : mais ce combat n' est point de l' homme contre l' homme, il est de l' homme contre la nature, et chacun de nous doit y payer de sa personne. Si, dans le combat, le fort vient au secours du faible, sa bienfaisance mérite louange et amour ; mais son aide doit être librement acceptée, non imposée par force et mise à prix. Pour tous la carrière est la même, ni trop longue ni trop difficile :

( p. 223) quiconque la fournit trouve sa récompense au but ; il n' est pas nécessaire d' arriver le premier. Dans l' imprimerie, où les travailleurs sont d' ordinaire à leurs pièces, l' ouvrier compositeur reçoit tant par mille de lettres composées, le pressier tant par mille de feuilles imprimées. Là, comme ailleurs, on rencontre des inégalités de talent et d' habileté. Lorsqu' on ne redoute pas la calence, c' est-à-dire le chômage, que le tirage et la lettre ne manquent pas, chacun est libre de s' abandonner à son ardeur, et de déployer la puissance de ses facultés : alors celui qui fait plus gagne plus, celui qui fait moins gagne moins. L' ouvrage commence-t-il à devenir rare, compositeurs et pressiers se partagent le labeur ; tout accapareur est détesté à l' égal d' un voleur et d' un traître. Il y a, dans cette conduite des imprimeurs, une philosophie à laquelle ni économistes ni gens de loi ne s' élevèrent jamais. Si nos législateurs avaient introduit dans leurs codes le principe de justice distributive qui gouverne les imprimeries ; s' ils avaient observé les instincts populaires, non pour les imiter servilement, mais pour les réformer et les généraliser, depuis longtemps la liberté et l' égalité seraient assises sur une indestructible base, et l' on ne disputerait plus sur le droit de propriété et sur la nécessité des distinctions sociales. On a calculé que si le travail était réparti selon le nombre des individus valides, la durée moyenne de la tâche journalière, en France, ne dépasserait pas cinq heures. De quel front, après cela, ose-t-on parler de l' inégalité des travailleurs ? C' est le travail de Robert Macaire qui fait l' inégalité. Le principe, à chacun selon son travail, interprété dans le sens de qui plus travaille, plus doit recevoir, suppose donc deux faits évidemment faux : l' un d' économie, savoir, que dans un travail de société les tâches peuvent n' être pas égales ; le second de physique, savoir, que la quantité des choses productibles est limitée. Mais, dira-t-on, s' il se trouve des gens qui ne veuillent faire que la moitié de leur tâche ? ... vous voilà bien embarrassé ? C' est qu' apparemment la moitié du salaire leur suffit. Rétribués selon le travail qu' ils auront fourni, de quoi se plaindraient-ils ? Et quel tort feront-ils aux autres ? Dans ce sens, il est juste d' appliquer le proverbe, à chacun selon ses oeuvres ; c' est la loi de l' égalité même. Au reste, une foule de difficultés, toutes relatives à la police et à l' organisation de l' industrie, peuvent être ici soulevées : je répondrai à toutes par ce seul mot, c' est qu' elles doivent toutes être résolues d' après le principe de l' égalité.

( p. 224) Ainsi, pourrait-on observer, il est telle tâche qui ne peut être différée sans que la production soit compromise : la société devra-t-elle alors pâtir de la négligence de quelques-uns, et, par respect pour le droit au travail, n' osera-t-elle assurer de ses propres mains le produit qu' on lui refuse ? En ce cas, à qui appartiendra le salaire ? à la société, qui exécutera le travail en souffrance soit par elle-même, soit par délégation, mais toujours de manière à ce que l' égalité générale ne soit jamais violée, et que le paresseux soit seul puni de sa paresse. Au surplus, si la société ne peut user d' une excessive sévérité envers les retardataires, elle a droit, dans l' intérêt de sa propre subsistance, de surveiller les abus. Il faut, ajoutera-t-on, dans toute industrie, des conducteurs, des instituteurs, des surveillants, etc. Ceux-là seront-ils à la tâche ? -non, puisque leur tâche est de conduire, de surveiller et d' instruire. Mais ils doivent être choisis entre les travailleurs par les travailleurs eux-mêmes et remplir les conditions d' éligibilité. Il en est de même de toute fonction publique, soit d' administration, soit d' enseignement. Donc, article premier du règlement universel : la quantité limitée de la matière exploitable démontre la nécessité de diviser le travail par le nombre des travailleurs : la capacité donnée à tous d' accomplir une tâche sociale, c' est-à-dire une tâche égale, et l' impossibilité de payer un travailleur autrement que par le produit d' un autre, justifient l' égalité des émoluments. 7-que l' inégalité des facultés est la condition nécessaire de l' égalité des fortunes. on objecte, et cette objection forme la seconde partie de l' adage saint-simonien, et la troisième du fouriériste : tous les travaux à exécuter ne sont pas également faciles : il en est qui exigent une grande supériorité de talent et d' intelligence, et dont cette supériorité même fait le prix. L' artiste, le savant, le poète, l' homme d' état, ne sont estimés qu' à raison de leur excellence, et cette excellence détruit toute parité entre eux et les autres hommes : devant ces sommités de la science et du génie disparaît la loi d' égalité. Or, si l' égalité n' est absolue, elle n' est pas ; du poète, nous descendrons au romancier ; du sculpteur, au tailleur de pierres ; de l' architecte, au maçon ; du chimiste, au cuisinier, etc. Les capacités se classent et se subdivisent en ordres, en genres et en espèces ; les extrêmes du talent se lient par d' autres

(p. 225) talents intermédiaires ; l' humanité présente une vaste hiérarchie, dans laquelle l' individu s' estime par comparaison, et trouve son prix dans la valeur d' opinion de ce qu' il produit. Cette objection a de tout temps paru formidable : c' est la pierre d' achoppement des économistes, aussi bien que des partisans de l' égalité. Elle a induit les premiers dans d' énormes erreurs et fait débiter aux autres d' incroyables pauvretés. Gracchus Babeuf voulait que toute supériorité fût réprimée sévèrement, et même poursuivie comme un fléau social ; pour asseoir l' édifice de sa communauté, il rabaissait tous les citoyens à la taille du plus petit. On a vu des électeurs ignorants repousser l' inégalité de la science, et je ne serais point surpris que d' autres s' insurgeassent un jour contre l' inégalité des vertus. Aristote fut banni, Socrate but la ciguë, épaminondas fut cité en jugement, pour avoir été trouvés supérieurs par la raison et la vertu par des démagogues crapuleux et imbéciles. De pareilles folies se renouvelleront, tant qu' à une populace aveugle et opprimée par la richesse, l' inégalité des fortunes donnera lieu de craindre l' élévation de nouveaux tyrans. Rien ne semble plus monstrueux que ce que l' on regarde de trop près : rien n' est souvent moins vraisemblable que le vrai. D' autre part, selon J-J Rousseau, " il faut beaucoup de philosophie pour savoir observer une fois ce que l' on voit tous les jours " , et, selon d' Alembert, " le vrai qui semble se montrer de toutes parts aux hommes, ne les frappe guère, à moins qu' ils n' en soient avertis. " le patriarche des économistes, Say, à qui j' emprunte ces deux citations, aurait pu en faire son profit ; mais tel qui rit des aveugles devrait porter bésicles, et tel qui le remarque est atteint de myopie. Chose singulière ! Ce qui a tant effarouché les esprits, n' est pas une objection ; c' est la condition même de l' égalité ! ... l' inégalité de nature, condition de l' égalité des fortunes ! ... quel paradoxe ! ... -je répète mon assertion, afin qu' on ne pense pas que je me méprenne : l' inégalité des facultés est la condition sine qua non de l' égalité des fortunes. Il faut distinguer dans la société deux choses : les fonctions et les rapports. 1. fonctions. tout travailleur est censé capable de l' oeuvre

 

 

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