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l' économie sociale, et une source de richesse, et une cause permanente et fatale de misère. " en I 836, dans un atelier de Manchester, neuf métiers, chacun de trois cent vingt-quatre broches, étaient conduits par quatre fileurs. Dans la suite on doubla la longueur des chariots, et l' on fit porter à chacun six cent quatre-vingts broches, et deux hommes suffirent à les diriger. " voilà bien le fait brut de l' élimination de l' ouvrier par la machine. Par une simple combinaison, trois ouvriers sur quatre sont évincés ; qu' importe que dans cinquante ans, la population du globe ayant doublé, la clientèle de l' Angleterre quadruplé, de nouvelles machines étant construites, les manufacturiers anglais reprennent leurs ouvriers ? Les économistes entendent-ils se prévaloir, en faveur des machines, de l' accroissement de population ? Qu' ils renoncent alors à la théorie de Malthus, et cessent de déclamer contre la fécondité excessive des mariages. " on ne s' arrêta pas là : bientôt une nouvelle amélioration mécanique permit de faire faire par un seul ouvrier l' ouvrage qui en occupait quatre autrefois. " -nouvelle réduction de trois quarts sur la main-d' oeuvre : en tout réduction de quinze seizièmes sur le travail d' homme. " un fabricant de Bolton écrit : l' allongement des chariots de nos métiers nous permet de n' employer que vingt-six fileurs là où nous en employions trente-cinq en I 837. " -autre décimation des travailleurs : sur quatre il y a une victime. Ces faits sont extraits de la revue économique de I 842 ; et il n' est personne qui ne puisse en indiquer d' analogues. J' ai assisté à l' introduction des mécaniques à imprimer, et je puis dire que j' ai vu de mes yeux le mal qu' en ont souffert les imprimeurs. Depuis quinze ou vingt ans que les mécaniques se sont établies, une partie des ouvriers s' est reportée sur la composition, d' autres ont quitté leur état, plusieurs sont morts de misère : c' est ainsi que s' opère la réfusion des travailleurs à la suite des innovations industrielles. -il y a vingt ans, quatre-vingts équipages à chevaux faisaient le service de navigation de Beaucaire à Lyon ; tout cela a disparu devant une vingtaine de paquebots à vapeur. Assurément le commerce y a gagné ; mais cette population marinière, qu' est-elle devenue ? S' est-elle transposée des bateaux dans
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les paquebots ? Non : elle est allée où vont toutes les industries déclassées, elle s' est évanouie. Au reste, les documents suivants, que j' extrais de la même source, donneront une idée plus positive de l' influence des perfectionnements industriels sur le sort des ouvriers. " la moyenne des salaires par semaine, à Manchester, est I 2 fr 5 oc... etc. " quel système que celui qui conduit un négociant à penser avec délices que la société pourra bientôt se passer d' hommes ! la mécanique a délivré le capital de l' oppression du travail ! c' est exactement comme si le ministère entreprenait de délivrer le budget de l' oppression des contribuables. Insensé ! Si les ouvriers vous coûtent, ils sont vos acheteurs : que ferez-vous de vos produits, quand, chassés par vous, ils ne les consommeront plus ? Aussi, le contre-coup des machines, après avoir écrasé les ouvriers, ne tarde pas à frapper les maîtres ; car si la production exclut la consommation, bientôt elle-même est forcée de s' arrêter.
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" pendant le quatrième semestre de I 84 i, quatre grandes faillites, arrivées dans une ville manufacturière d' Angleterre, ont mis I, 72 o personnes sur le pavé... etc. " l' ouvrier adulte redevient un apprenti, un enfant : ce résultat était prévu dès la phase de la division du travail, pendant laquelle nous avons vu la qualité de l' ouvrier baisser à mesure que l' industrie se perfectionne. En terminant, le journaliste fait cette réflexion : " depuis I 836, l' industrie cotonnière rétrograde ; " -c' est-à-dire qu' elle n' est plus en rapport avec les autres industries : autre résultat prévu par la théorie de la proportionnalité des valeurs. Aujourd' hui, les coalitions et les grèves d' ouvriers paraissent avoir cessé sur tous les points de l' Angleterre, et les économistes se réjouissent avec raison de ce retour à l' ordre, disons même au bon sens. Mais parce que les ouvriers n' ajouteront plus désormais, j' aime à l' espérer du moins, la misère de leurs chômages volontaires à la misère que leur créent les machines, s' ensuit-il que la situation soit changée ? Et si rien n' est changé dans la situation, l' avenir ne sera-t-il pas toujours la triste copie du passé ? Les économistes aiment à reposer leur esprit sur les tableaux de la félicité publique ; c' est à ce signe principalement qu' on les reconnaît, et qu' entre eux ils s' apprécient. Toutefois il ne manque pas non plus parmi eux d' imaginations chagrines et maladives,
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toujours prêtes à opposer aux récits de la prospérité croissante les preuves d' une misère obstinée. M Théodore Fix résumait ainsi la situation générale, décembre I 844 : " l' alimentation des peuples n' est plus exposée à ces terribles perturbations causées par les disettes et les famines... etc. " tous ces faits sont parfaitement vrais, et la conséquence qu' on
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en tire en faveur des machines, on ne peut plus exacte : c' est qu' en effet elles ont imprimé au bien-être général une impulsion puissante. Mais les faits que nous allons faire suivre ne sont pas moins authentiques, et la conséquence qui en sortira contre les machines ne sera pas moins juste, savoir, qu' elles sont une cause incessante de paupérisme. J' en appelle aux chiffres de M Fix lui-même. Sur 32 o, Ooo ouvriers et 8 o, Ooo domestiques résidant à Paris, il y a 23 o, Ooo des premiers et 46, Ooo des seconds, total, 276, Ooo, qui ne mettent pas aux caisses d' épargne. On n' oserait prétendre que ce sont 276 , Ooo dissipateurs et vauriens qui s' exposent à la misère volontairement. Or, comme parmi ceux-là mêmes qui font des économies, il se trouve de pauvres et médiocres sujets pour qui la caisse d' épargne n' est qu' un répit dans le libertinage et la misère, concluons que sur tous les individus vivant de leur travail, près des trois quarts, ou sont imprévoyants, paresseux et débauchés, puisqu' ils ne mettent pas à la caisse d' épargne, ou qu' ils sont trop pauvres pour réaliser des économies. Il n' y a pas d' autre alternative. Mais, à défaut de charité, le sens commun ne permet pas d' accuser en masse la classe travailleuse : force est donc de rejeter la faute sur notre régime économique. Comment M Fix n' a-t-il pas vu que ses chiffres s' accusaient eux-mêmes ? On espère qu' avec le temps, tous, ou presque tous les travailleurs mettront aux caisses d' épargne. Sans attendre le témoignage de l' avenir, nous pouvons vérifier sur-le-champ si cet espoir est fondé. D' après le témoignage de M Vée, maire du 5 e arrondissement de Paris, " le nombre des ménages indigents inscrits sur les contrôles des bureaux de bienfaisance est de 3 o, Ooo : ce qui donne 65, Ooo individus. " le recensement fait au commencement de I 846 a donné 88, 474. -et les ménages pauvres, mais non inscrits, combien sont-ils ? -autant. Mettons donc I 8 o, Ooo pauvres non douteux, quoique non officiels. Et tous ceux qui vivent dans la gêne, même avec les dehors de l' aisance, combien encore ? -deux fois autant : total, 36 o, Ooo personnes, à Paris, dans le malaise. " on parle du blé, s' écrie un autre économiste, M Louis Leclerc ; mais est- ce qu' il n' y a pas des populations immenses qui se passent de pain ? Sans sortir de notre patrie, est-ce qu' il n' y a pas des populations qui vivent exclusivement de maïs, de sarrasin, de châtaignes ? ... "
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M Leclerc dénonce le fait : donnons-en l' interprétation. Si, comme il n' est pas douteux, l' accroissement de population se fait sentir principalement dans les grandes villes, c' est-à-dire sur les points où il se consomme le plus de blé, il est clair que la moyenne par tête a pu s' accroître sans que la condition générale fût meilleure. Rien n' est menteur comme une moyenne. " on parle, continue le même, de l' accroissement de la consommation indirecte... etc. " je cite ce passage tout au long, parce qu' il résume sur un cas particulier tout ce qu' il y aurait à dire sur les inconvénients des machines. Il en est, par rapport au peuple, du vin comme des tissus, et généralement de toutes les denrées et marchandises créées pour la consommation des classes pauvres. C' est toujours la même déduction : réduire par des procédés quelconques les frais de fabrication, afin I de soutenir avec avantage la concurrence contre les collègues plus heureux ou plus riches ; 2 de servir cette innombrable clientèle de spoliés qui ne peuvent mettre le prix à rien, dès lors que la qualité en est bonne. Produit par les voies ordinaires, le vin coûte trop cher à la masse des consommateurs ; il court risque de demeurer dans les caves des débitants. Le fabricant de vins tourne la difficulté : ne pouvant mécaniser la culture, il trouve moyen, à l' aide de quelques accompagnements, de mettre le précieux liquide à la portée de tout le monde. Certains sauvages,
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dans leurs disettes, mangent de la terre ; l' ouvrier de la civilisation boit de l' eau. Malthus fut un grand génie. Pour ce qui regarde l' accroissement de la vie moyenne, je reconnais la sincérité du fait ; mais en même temps je déclare l' observation fautive. Expliquons cela. Supposons une population de dix millions d' âmes : si, par telle cause que l' on voudra, la vie moyenne venait à s' accroître de cinq ans pour un million d' individus, la mortalité continuant à sévir de la même manière qu' auparavant sur les neuf autres millions, on trouverait, en répartissant cet accroissement sur le tout, que la vie moyenne s' est augmentée pour chacun de six mois. Il en est de la vie moyenne, soi-disant indice du bien-être moyen, comme de l' instruction moyenne : le niveau des connaissances ne cesse de monter, ce qui n' empêche pas qu' il y ait aujourd' hui, en France, tout autant de barbares que du temps de François Ier. Les charlatans qui se proposaient d' exploiter les chemins de fer ont fait grand bruit de l' importance de la locomotive pour la circulation des idées ; et les économistes, toujours à l' affût des niaiseries civilisées, n' ont pas manqué de répéter cette fadaise. -comme si les idées avaient besoin, pour se répandre, de locomotives ! Mais qui donc empêche les idées de circuler de l' institut aux faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, dans les rues étroites et misérables de la cité et du marais, partout enfin où habite cette multitude encore plus dépourvue d' idées que de pain ? D' où vient qu' entre un parisien et un parisien, malgré les omnibus et la petite poste, la distance est aujourd' hui trois fois plus grande qu' au quatorzième siècle ? L' influence subversive des machines sur l' économie sociale et la condition des travailleurs s' exerce en mille modes, qui tous s' enchaînent et s' appellent réciproquement : la cessation du travail, la réduction du salaire, la surproduction, l' encombrement, l' altération et la falsification des produits, les faillites, le déclassement des ouvriers, la dégénération de l' espèce, et finalement les maladies et la mort. M Théodore Fix a lui-même remarqué que depuis cinquante ans la taille moyenne de l' homme, en France, avait diminué de quelques millimètres. Cette observation vaut celle de tout à l' heure : sur qui porte cette diminution ? Dans un rapport lu à l' académie des sciences morales sur les
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résultats de la loi du 22 marsi 84 i, M Léon Faucher s' exprimait ainsi : " les jeunes ouvriers sont pâles, faibles, de petite stature, et lents à penser aussi bien qu' à se mouvoir. à quatorze ou quinze ans ils ne paraissent pas plus développés que des enfants de neuf à dix ans dans l' état normal. Quant à leur développement intellectuel et moral, on en voit qui, à l' âge de treize ans, n' ont pas la notion de Dieu, qui n' ont jamais entendu parler de leurs devoirs, et pour qui la première école de morale a été une prison. " voilà ce que M Léon Faucher a vu, au grand déplaisir de M Charles Dupin, et à quoi il déclare que la loi du 22 mars est impuissante à remédier. Et ne nous fâchons pas contre cette impuissance du législateur : le mal provient d' une cause aussi nécessaire pour nous que le soleil ; et, dans l' ornière où nous sommes engagés, toutes les colères comme tous les palliatifs ne feraient qu' empirer notre situation . Oui, pendant que la science et l' industrie font de si merveilleux progrès, il y a nécessité, à moins que le centre de gravité de la civilisation ne change tout à coup, que l' intelligence et le comfort du prolétariat s' atténue ; pendant que la vie s' allonge et s' améliore pour les classes aisées, il est fatal qu' elle empire et s' abrége pour les indigentes. Ceci résulte des écrits les mieux pensants, je veux dire les plus optimistes. Selon M De Morogues, 7, 5 oo, Ooo hommes en France n' ont que 9 ifr à dépenser par an, 25 c par jour. cinq sous ! Cinq sous ! il y a donc quelque chose de prophétique dans cet odieux refrain. En Angleterre / l' écosse et l' Irlande non comprises /, la taxe des pauvres était : (..). Le progrès de la misère a donc été plus rapide que celui de la population ; que deviennent, en présence de ce fait, les hypothèses de Malthus ? -et cependant il est indubitable qu' à la même époque, la moyenne du bien-être s' est accrue : que signifient donc les statistiques ? Le rapport de mortalité pour le premier arrondissement de Paris est de un sur cinquante-deux habitants, et pour le douzième de un sur vingt-six. Or, ce dernier compte un indigent pour sept habitants, tandis que l' autre n' en compte qu' un pour vingt-huit. Cela
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n' empêche pas que la vie moyenne, même à Paris, ne se soit accrue, comme l' a très-bien observé M Fix. à Mulhouse, les probabilités de la vie moyenne sont de vingt-neuf ans pour les enfants de la classe aisée, et deux ans pour ceux des ouvriers ; -en I 8 i 2, la vie moyenne était dans la même localité de vingt -cinq ans neuf mois douze jours ; tandis qu' en I 827 elle n' était plus que de vingt et un ans neuf mois. Et cependant pour toute la France la vie moyenne est en hausse. Qu' est-ce que cela veut dire ? M Blanqui, ne pouvant s' expliquer à la fois tant de prospérité et tant de misère, s' écrie quelque part : " l' accroissement de production n' est pas augmentation de richesse... la misère se répand davantage au contraire, à mesure que l' industrie se concentre. Il faut qu' il y ait quelque vice radical dans un système qui ne garantit aucune sécurité ni au capital, ni au travail, et qui semble multiplier les embarras des producteurs, en même temps qu' il les force à multiplier leurs produits. " il n' y a point ici de vice radical. Ce qui étonne M Blanqui est tout simplement ce dont l' académie dont il fait partie a demandé la détermination : ce sont les oscillations du pendule économique, la valeur, frappant alternativement et d' une mesure uniforme le bien et le mal, jusqu' à ce que l' heure de l' équation universelle ait sonné. Si l' on veut me permettre une autre comparaison, l' humanité dans sa marche est comme une colonne de soldats, qui, partis du même pas et au même instant aux battements mesurés du tambour, perdent peu à peu leurs intervalles. Tout avance ; mais la distance de la tête à la queue s' allonge sans cesse ; et c' est un effet nécessaire du mouvement qu' il y ait des traînards et des égarés. Mais il faut pénétrer plus avant encore dans l' antinomie. Les machines nous promettaient un surcroît de richesse ; elles nous ont tenu parole , mais en nous dotant du même coup d' un surcroît de misère. - elles nous promettaient la liberté ; je vais prouver qu' elles nous ont apporté l' esclavage. J' ai dit que la détermination de la valeur, et avec elle les tribulations de la société, commençaient à la division des industries, sans laquelle il ne pourrait exister ni échange, ni richesse, ni progrès. La période que nous parcourons en ce moment, celle des
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machines, se distingue par un caractère particulier ; c' est le salariat. Le salariat est issu en droite ligne de l' emploi des machines, c' est-à-dire, pour donner à ma pensée toute la généralité d' expression qu' elle réclame, de la fiction économique par laquelle le capital devient agent de production. Le salariat, enfin, postérieur à la division du travail et à l' échange, est le corrélatif obligé de la théorie de réduction des frais, de quelque manière que s' obtienne cette réduction. Cette généalogie est trop intéressante pour que nous n' en disions pas quelques mots. La première, la plus simple, la plus puissante des machines, est l' atelier . La division ne faisait que séparer les diverses parties du travail, laissant chacun se livrer à la spécialité qui lui agréait le plus : l' atelier groupe les travailleurs selon le rapport de chaque partie au tout. C' est, dans sa forme la plus élémentaire, la pondération des valeurs, introuvable cependant selon les économistes. Or, par l' atelier, la production va s' accroître, et le déficit en même temps. Un homme a remarqué qu' en divisant la production et ses diverses parties, et les faisant exécuter chacune par un ouvrier à part, il obtiendrait une multiplication de force dont le produit serait de beaucoup supérieur à la somme de travail que donne le même nombre d' ouvriers, lorsque le travail n' est pas divisé. Saisissant le fil de cette idée, il se dit qu' en formant un groupe permanent de travailleurs assortis pour l' objet spécial qu' il se propose, il obtiendra une production plus soutenue, plus abondante, et à moins de frais. Il n' est pas indispensable, au reste, que les ouvriers soient rassemblés dans le même local : l' existence de l' atelier ne tient pas essentiellement à ce contact. Elle résulte du rapport et de la proportion des travaux différents, et de la pensée commune qui les dirige. En un mot, la réunion au même lieu peut offrir ses avantages, lesquels ne devront point être négligés : mais ce n' est pas ce qui constitue l' atelier. Voici donc la proposition que fait le spéculateur à ceux qu' il désire faire collaborer avec lui : je vous garantis à perpétuité le placement de vos produits, si vous voulez m' accepter pour acheteur ou pour intermédiaire. Le marché est si évidemment avantageux,
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que la proposition ne peut manquer d' être agréée. L' ouvrier y trouve continuité de travail, prix fixe et sécurité ; de son côté , l' entrepreneur aura plus de facilité pour la vente, puisque, produisant à meilleur compte, il peut lever la main sur le prix ; enfin ses bénéfices seront plus considérables à cause de la masse des placements. Il n' y aura pas jusqu' au public et au magistrat qui ne félicitent l' entrepreneur d' avoir accru la richesse sociale par ses combinaisons, et qui ne lui votent une récompense . Mais, d' abord, qui dit réduction de frais, dit réduction de services, non pas, il est vrai, dans le nouvel atelier, mais pour les ouvriers de même profession restés en dehors, comme aussi pour beaucoup d' autres dont les services accessoires seront à l' avenir moins demandés. Donc, toute formation d' atelier correspond à une éviction de travailleurs : cette assertion, toute contradictoire qu' elle paraisse, est aussi vraie de l' atelier que d' une machine. Les économistes en conviennent : mais ils répètent ici leur éternelle oraison, qu' après un laps de temps la demande du produit ayant augmenté en raison de la réduction du prix, le travail finira par être à son tour plus demandé qu' auparavant. Sans doute, avec le temps, l' équilibre se rétablira ; mais, encore une fois, l' équilibre ne sera pas rétabli sur ce point, que déjà il sera troublé sur un autre, parce que l' esprit d' invention, non plus que le travail, ne s' arrête jamais. Or, quelle théorie pourrait justifier ces perpétuelles hécatombes ? " quand on aura, écrivait Sismondi, réduit le nombre des hommes de peine au quart ou au cinquième de ce qu' il est à présent, on n' aura plus besoin que du quart ou du cinquième des prêtres, des médecins, etc. Quand on les aura retranchés absolument, on pourra bien se passer du genre humain. " et c' est ce qui arriverait effectivement si, pour mettre le travail de chaque machine en rapport avec les besoins de la consommation, c' est-à-dire pour ramener la proportion des valeurs continuellement détruite, il ne fallait pas sans cesse créer de nouvelles machines, ouvrir d' autres débouchés, par conséquent multiplier les services et déplacer d' autres bras. En sorte que d' un côté l' industrie et la richesse, de l' autre la population et la misère, s' avancent, pour ainsi dire, à la file, et toujours l' une tirant l' autre. J' ai fait voir l' entrepreneur, au début de l' industrie, traitant d' égal à égal avec ses compagnons, devenus plus tard ses ouvriers .
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Il est sensible, en effet, que cette égalité primitive a dû rapidement disparaître, par la position avantageuse du maître et la dépendance des salariés. C' est en vain que la loi assure à chacun le droit d' entreprise, aussi bien que la faculté de travailler seul et de vendre directement ses produits. D' après l' hypothèse, cette dernière ressource est impraticable, puisque l' atelier a eu pour objet d' anéantir le travail isolé. Et quant au droit de lever charrue, comme l' on dit, et de mener train, il en est de l' industrie comme de l' agriculture : ce n' est rien de savoir travailler, il faut être arrivé à l' heure ; la boutique, aussi bien que la terre, est au premier occupant. Lorsqu' un établissement a eu le loisir de se développer, d' élargir ses bases, de se lester de capitaux, d' assurer sa clientèle, que peut contre une force aussi supérieure l' ouvrier qui n' a que ses bras ? Ainsi, ce n' est point par un acte arbitraire de la puissance souveraine ni par une usurpation fortuite et brutale que s' étaient établies au moyen âge les corporations et les maîtrises : la force des choses les avait créées longtemps avant que les édits des rois leur eussent donné la consécration légale ; et, malgré la réforme de 89, nous les voyons se reconstituer sous nos yeux avec une énergie cent fois plus redoutable. Abandonnez le travail à ses propres tendances, et l' asservissement des trois quarts du genre humain est assuré. Mais ce n' est pas tout. La machine ou l' atelier, après avoir dégradé le travailleur en lui donnant un maître, achève de l' avilir en le faisant déchoir du rang d' artisan à celui de manoeuvre. Autrefois, la population des bords de la Saône et du Rhône se composait en grande partie de mariniers, tous formés à la conduite des bateaux, soit p chevaux, soit à la rame. à présent que la remorque à vapeur s' est établie sur presque tous les points, les mariniers, ne trouvant pas pour la plupart à vivre de leur état, ou passent les trois quarts de leur vie à chômer, ou bien se font chauffeurs. à défaut de la misère, la dégradation : tel est le pis-aller que font les machines à l' ouvrier. Car il en est d' une machine comme d' une pièce d' artillerie : hors le capitaine, ceux qu' elle occupe sont des servants , des esclaves. Depuis l' établissement des grandes manufactures, une foule de petites industries ont disparu du foyer domestique : croit-on que
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les ouvrières à 5 oet 75 centimes aient autant d' intelligence que leurs aïeules ? " après l' établissement du chemin de fer de Paris à Saint-Germain, raconte M Dunoyer, il s' est établi entre le Pecq et une multitude de localités plus ou moins voisines un tel nombre d' omnibus et de voitures, que cet établissement, contre toute prévision, a augmenté l' emploi des chevaux dans une proportion considérable. " contre toute prévision ! il n' est qu' un économiste pour ne pas prévoir ces choses-là. Multipliez les machines, vous augmentez le travail pénible et répugnant : cet apophthegme est aussi sûr qu' aucun de ceux qui datent du déluge. Qu' on m' accuse, si l' on veut, de malveillance envers la plus belle invention de notre siècle : rien ne m' empêchera de dire que le principal résultat des chemins de fer, après l' asservissement de la petite industrie, sera de créer une population de travailleurs dégradés, cantonniers, balayeurs, chargeurs, débardeurs, camionneurs, gardiens, portiers, peseurs, graisseurs, nettoyeurs, chauffeurs, pompiers, etc., etc. Quatre mille kilomètres de chemins de fer donneront à la France un supplément de cinquante mille serfs : ce n' est pas pour ce monde-là, sans doute, que M Chevalier demande des écoles professionnelles. On dira peut-être que la masse des transports s' étant proportionnellement accrue beaucoup plus que le nombre des journaliers, la différence est à l' avantage du chemin de fer, et que, somme toute, il y a progrès. On peut même généraliser l' observation et appliquer le même raisonnement à toutes les industries. Mais c' est précisément cette généralité du phénomène qui fait ressortir l' asservissement des travailleurs. Le premier rôle dans l' industrie est aux machines, le second à l' homme : tout le génie déployé par le travail tourne à l' abrutissement du prolétariat. Quelle glorieuse nation que la nôtre, quand, sur quarante millions d' habitants, elle en comptera trente-cinq d' hommes de peine, gratteurs de papier et valets ! Avec la machine et l' atelier, le droit divin, c' est-à-dire le principe d' autorité, fait son entrée dans l' économie politique. Le capital, la maîtrise, le privilége, le monopole, la commandite, le crédit, la propriété, etc., tels sont, dans le langage économique, les noms divers de ce je ne sais quoi qu' ailleurs on a nommé pouvoir, autorité, souveraineté, loi écrite, révélation, religion,
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Dieu enfin, cause et principe de toutes nos misères et de tous nos crimes, et qui, plus nous cherchons à le définir, plus il nous échappe. Est-il donc impossible que, dans l' état présent de la société, l' atelier, avec son organisation hiérarchique, et les machines, au lieu de servir exclusivement les intérêts de la classe la moins nombreuse, la moins travailleuse et la plus riche , soient employés au bien de tous ? C' est ce que nous allons examiner. Iii-des préservatifs contre l' influence désastreuse des machines. Réduction de main-d' oeuvre est synonyme de baisse de prix, par conséquent d' accroissement d' échanges ; puisque si le consommateur paie moins, il achètera davantage. Mais réduction de main-d' oeuvre est synonyme aussi de restriction du marché ; puisque si le producteur gagne moins, il achètera moins. Et c' est ainsi en effet que les choses se passent. La concentration des forces dans l' atelier et l' intervention du capital dans la production, sous le nom de machines, engendrent tout à la fois la surproduction et le dénûment ; et tout le monde a vu ces deux fléaux, plus redoutables que l' incendie et la peste, se développer de nos jours sur la plus vaste échelle et avec une dévorante intensité. Cependant il est impossible que nous reculions : il faut produire, produire toujours, produire à bon marché ; sans cela l' existence de la société est compromise. Le travailleur, qui, pour échapper à l' abrutissement dont le menaçait le principe de division, avait créé tant de machines merveilleuses, se retrouve par ses propres oeuvres ou frappé d' interdiction, ou subjugué. Contre cette alternative, quels moyens se proposent ? M De Sismondi, avec tous les hommes à idées patriarcales, voudrait que la division du travail, avec les machines et manufactures, fût abandonnée, et que chaque famille retournât au système d' indivision primitive, c' est-à-dire au chacun chez soi, chacun pour soi , dans l' acception la plus littérale du mot. -c' est rétrograder, c' est impossible. M Blanqui revient à la charge avec son projet de participation
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de l' ouvrier, et de mise en commandite, au profit du travailleur collectif, de toutes les industries. -j' ai fait voir que ce projet compromettait la fortune publique sans améliorer d' une manière appréciable le sort des travailleurs ; et M Blanqui lui -même paraît s' être rallié à ce sentiment. Comment concilier, en effet, cette participation de l' ouvrier dans les bénéfices avec les droits des inventeurs, des entrepreneurs et des capitalistes, dont les uns ont à se couvrir de fortes avances, ainsi que de leurs longs et patients efforts ; les autres exposent sans cesse leur fortune acquise, et courent seuls les chances d' entreprises , souvent hasardées ; et les troisièmes ne pourraient supporter de réduction dans le taux de leurs intérêts, sans perdre en quelque façon leurs épargnes ? Comment accorder, en un mot, l' égalité qu' on voudrait établir entre les travailleurs et les maîtres, avec la prépondérance qu' on ne peut enlever aux chefs d' établissements, aux commanditaires et aux inventeurs, et qui implique si nettement pour eux l' appropriation exclusive des bénéfices ? Décréter par une loi l' admission de tous les ouvriers au partage des bénéfices, ce serait prononcer la dissolution de la société : tous les économistes l' ont si bien senti, qu' ils ont fini par changer en une exhortation aux maîtres ce qui leur était venu d' abord comme projet. Or, tant que le salarié n' aura de profit que ce qui lui sera laissé par l' entrepreneur, on peut compter pour lui sur une indigence éternelle : il n' est pas au pouvoir des détenteurs du travail qu' il en soit autrement. Au reste, l' idée, d' ailleurs très- louable, d' associer les ouvriers aux entrepreneurs tend à cette conclusion communiste, évidemment fausse dans ses prémisses : le dernier mot des machines est de rendre l' homme riche et heureux sans qu' il ait besoin de travailler. Puis donc que les agents naturels doivent tout faire pour nous, les machines doivent appartenir à l' état, et le but du progrès est la communauté. J' examinerai en son lieu la théorie communiste. Mais je crois devoir prévenir dès à présent les partisans de cette utopie, que l' espoir dont ils se bercent à propos des machines n' est qu' une illusion d' économistes, quelque chose comme le mouvement perpétuel, qu' on cherche toujours et qu' on ne trouve pas, parce qu' on le demande à qui ne peut le donner. Les machines ne marchent pas toutes seules : il faut, pour entretenir leur mouvement,
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organiser autour d' elles un immense service ; tellement qu' à la fin l' homme se créant à lui-même d' autant plus de besogne qu' il s' environne de plus d' instruments, la grande affaire avec les machines est beaucoup moins d' en partager les produits que d' en assurer l' alimentation, c' est-à-dire de renouveler sans cesse le moteur. Or ce moteur n' est pas l' air, l' eau, la vapeur, l' électricité ; c' est le travail, c' est-à-dire le débouché. Un chemin de fer supprime sur toute la ligne qu' il parcourt le roulage, les diligences, les bourreliers, selliers, charrons, aubergistes : je saisis le fait au moment qui suit l' établissement du chemin. Supposons que l' état, par mesure de conservation ou par principe d' indemnité, rende les industriels déclassés par le chemin de fer propriétaires ou exploiteurs de la voie : les prix de transport étant, je le suppose, réduits de 2 5 pioo / sans cela à quoi bon le chemin de fer ? /, le revenu de tous ces industriels réunis se trouvera diminué d' une quantité égale, ce qui revient à dire qu' un quart des personnes, vivant auparavant du roulage, se trouvera, malgré la munificence de l' état, littéralement sans ressource. Pour faire face à leur déficit, ils n' ont qu' un espoir : c' est que la masse des transports effectués sur la ligne augmente de 25 pioo, ou bien qu' ils trouvent à s' employer dans d' autres catégories industrielles : ce qui paraît d' abord impossible, puisque, par l' hypothèse et par le fait, les emplois sont remplis partout, que partout la proportion est gardée, et que l' offre suffit à la demande. Pourtant il faut bien, si l' on veut que la masse des transports augmente, qu' une excitation nouvelle soit donnée au travail dans les autres industries. Or, admettant qu' on emploie les travailleurs déclassés à cette surproduction, que leur répartition dans les diverses catégories du travail soit aussi facile à exécuter que la théorie le prescrit, on sera encore loin de compte. Car, le personnel de la circulation étant à celui de la production comme Ioo est à I, Ooo, pour obtenir, avec une circulation d' un quart moins chère, en d' autres termes d' un quart plus puissante, le même revenu qu' auparavant, il faudra renforcer la production aussi d' un quart, c' est-à-dire ajouter à la milice agricole et industrielle, non pas 25, chiffre qui indique la proportionnalité de l' industrie voiturière, mais 25 o. Mais pour arriver à ce résultat, il faudra créer des machines, créer, qui pis est, des hommes : ce qui ramène sans cesse
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la question au même point. Ainsi contradiction sur contradiction : ce n' est plus seulement le travail qui, par la machine, fait défaut à l' homme ; c' est encore l' homme qui, par sa faiblesse numérique et l' insuffisance de sa consommation, fait défaut à la machine : de sorte qu' en attendant que l' équilibre s' établisse , il y a tout à la fois manque de travail et manque de bras, manque de produits et manque de débouchés. Et ce que nous disons du chemin de fer est vrai de toutes les industries : toujours l' homme et la machine se poursuivent, sans que le premier puisse arriver au repos, ni la seconde être assouvie. Quels que soient donc les progrès de la mécanique, quand on inventerait des machines cent fois plus merveilleuses que la mule-jenny, le métier à bas, la presse à cylindre ; quand on découvrirait des forces cent fois plus puissantes que la vapeur : bien loin d' affranchir l' humanité, de lui créer des loisirs et de rendre la production de toute chose gratuite, on ne ferait jamais que multiplier le travail, provoquer la population, appesantir la servitude, rendre la vie de plus en plus chère, et creuser l' abîme qui sépare la classe qui commande et qui jouit, de la classe qui obéit et qui souffre. Supposons maintenant toutes ces difficultés vaincues ; supposons que les travailleurs rendus disponibles par le chemin de fer suffisent à ce surcroît de service que réclame l' alimentation de la locomotive, la compensation étant effectuée sans déchirement, personne ne souffrira ; tout au contraire, le bien-être de chacun s' augmentera d' une fraction du bénéfice réalisé sur le roulage par la voie de fer. Qui donc, me demandera-t-on, empêche que les choses ne se passent avec cette régularité et cette précision ? Et quoi de plus facile à un gouvernement intelligent que d' opérer ainsi toutes les transitions industrielles ? J' ai poussé l' hypothèse aussi loin qu' elle pouvait aller, afin de montrer, d' une part, le but vers lequel se dirige l' humanité ; de l' autre, les difficultés qu' elle doit vaincre pour y parvenir. Assurément l' ordre providentiel est que le progrès s' accomplisse, en ce qui regarde les machines, de la manière que je viens de le dire : mais ce qui embarrasse la marche de la société et la fait aller de Charybde en Scylla, c' est tout justement qu' elle n' est point organisée. Nous ne sommes encore parvenus qu' à la seconde phase de
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ses évolutions, et déjà nous avons rencontré sur notre route deux abîmes qui semblent infranchissables, la division du travail et les machines. Comment faire que l' ouvrier parcellaire, s' il est homme d' intelligence, ne s' abrutisse pas ; et si déjà il est abruti, revienne à la vie intellectuelle ? Comment, en second lieu, faire naître parmi les travailleurs cette solidarité d' intérêt sans laquelle le progrès industriel compte ses pas par ses catastrophes, alors que ces mêmes travailleurs sont profondément divisés par le travail, le salaire, l' intelligence et la liberté, c' est-à-dire par l' égoïsme ? Comment enfin concilier ce que le progrès accompli a eu pour effet de rendre inconciliable ? Faire appel à la communauté et à la fraternité, ce serait anticiper sur les dates : il n' y a rien de commun, il ne peut exister de fraternité entre des créatures telles que la division du travail et le service des machines les ont faites. Ce n' est pas, quant à présent du moins, de ce côté que nous devons chercher une solution. Eh bien ! Dira-t-on, puisque le mal est encore plus dans les intelligences que dans le système, revenons à l' enseignement, travaillons à l' éducation du peuple. Pour que l' instruction soit utile, pour qu' elle puisse même être reçue, il faut avant tout que l' élève soit libre, comme, avant d' ensemencer une terre ; on l' ameublit par la charrue et on la débarrasse des épines et du chiendent. D' ailleurs, le meilleur système d' éducation, même en ce qui concerne la philosophie et la morale, serait celui de l' éducation professionnelle : or, comment encore une fois concilier cette éducation avec la division parcellaire et le service des machines ? Comment l' homme qui, par l' effet de son travail, est devenu esclave, c' est-à-dire un meuble, une chose, redeviendra-t-il par le même travail, ou en continuant le même exercice, une personne ? Comment ne voit-on pas que ces idées répugnent, et que si, par impossible, le prolétaire pouvait arriver à un certain degré d' intelligence, il s' en servirait d' abord pour révolutionner la société et changer tous les rapports civils et industriels ? Et ce que je dis n' est pas une vaine exagération. La classe ouvrière, à Paris et dans les grandes villes, est fort supérieure par ses idées à ce qu' elle était il y a vingt-cinq ans ; or, qu' on me dise si cette classe n' est pas décidément, énergiquement révolutionnaire ! Et elle le deviendra de plus en plus à mesure qu' elle acquerra les
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idées de justice et d' ordre, à mesure surtout qu' elle comprendra le mécanisme de la propriété. Le langage, je demande la permission de revenir encore une fois à l' étymologie, le langage me semble avoir nettement exprimé la condition morale du travailleur, après qu' il a été, si j' ose ainsi dire, dépersonnalisé par l' industrie. Dans le latin, l' idée de servitude implique celle de subalternisation de l' homme aux choses ; et lorsque plus tard le droit féodal déclara le serf attaché à la glèbe , il ne fit que traduire par une périphrase le sens littéral du mot Servus. La raison spontanée, oracle de la fatalité même, avait donc condamné l' ouvrier subalterne, avant que la science eût constaté son indignité. Que peuvent, après cela, les efforts de la philanthropie, pour des êtres que la providence a rejetés ? Le travail est l' éducation de notre liberté. Les anciens avaient le sens profond de cette vérité, lorsqu' ils distinguèrent les arts serviles d' avec les arts libéraux. Car, telle profession, telles idées ; telles idées, telles moeurs. Tout dans l' esclavage prend le caractère de l' abaissement, les habitudes, les goûts, les inclinations, les sentiments, les plaisirs : il y a en lui subversion universelle. S' occuper
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de l' éducation des classes pauvres ! Mais c' est créer dans ces âmes dégénérées le plus atroce antagonisme ; c' est leur inspirer des idées que le travail leur rendrait insupportables, des affections incompatibles avec la grossièreté de leur état, des plaisirs dont le sentiment est chez eux émoussé. Si un pareil projet pouvait réussir, au lieu de faire du travailleur un homme, on en aurait fait un démon. Qu' on étudie donc ces physionomies qui peuplent les prisons et les bagnes, et qu' on me dise si la plupart n' appartiennent pas à des sujets que la révélation du beau, de l' élégance, de la richesse, du bien-être, de l' honneur et de la science, de tout ce qui fait la dignité de l' homme, a trouvés trop faibles, et qu' elle a démoralisés, tués. " au moins faudrait-il fixer les salaires, disent les mons hardis, rédiger dans toutes les industries des tarifs acceptés par les maîtres et par les ouvriers. " c' est M Fix qui soulève cette hypothèse de salut. Et il répond victorieusement : " ces tarifs ont été faits en Angleterre et ailleurs ; on sait ce qu' ils valent : partout ils ont été aussitôt violés qu' acceptés, et par les maîtres et par les ouvriers. " les causes de la violation des tarifs sont faciles à saisir : ce sont les machines, ce sont les procédés et les combinaisons incessantes de l' industrie. Un tarif est convenu à un moment donné : mais voilà que tout à coup survient une invention nouvelle qui donne à son auteur le moyen de faire baisser le prix de la marchandise. Que feront les autres entrepreneurs ? Ils cesseront de fabriquer et renverront leurs ouvriers, ou bien ils leur proposeront une réduction. C' est le seul parti qu' ils aient à prendre, en attendant qu' ils découvrent à leur tour un procédé au moyen duquel, sans abaisser le taux des salaires, ils pourront produire à meilleur marché que leurs concurrents : ce qui équivaudra encore à une suppression d' ouvriers. M Léon Faucher paraît incliner vers un système d' indemnité. Il dit : " nous concevons que, dans un intérêt quelconque, l' état, représentant le voeu général, commande le sacrifice d' une industrie. " -il est toujours censé la commander , du moment qu' il accorde à chacun la liberté de produire, et qu' il protége et défend
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contre toute atteinte cette liberté. -" mais c' est là une mesure extrême, une expérience toujours périlleuse, et qui doit être accompagnée de tous les ménagements possibles pour les individus. L' état n' a pas le droit d' enlever à une classe de citoyens le travail qui les fait vivre, avant d' avoir pourvu autrement à leur subsistance, ou de s' être assuré qu' ils trouveront dans une industrie nouvelle l' emploi de leur intelligence et de leurs bras. Il est de principe, dans les pays civilisés, que le gouvernement ne peut pas s' emparer, même en vue de l' utilité publique, d' une propriété particulière, à moins d' avoir désintéressé le propriétaire par une juste et préalable indemnité . Or, le travail nous paraît une propriété tout aussi légitime, tout aussi sacrée qu' un champ ou qu' une maison, et nous ne comprenons pas qu' on l' exproprie sans aucune espèce de dédommagement... " autant nous estimons chimériques les doctrines qui représentent le gouvernement comme le pourvoyeur universel du travail dans la société... etc. " voilà qui est parler d' or : M Léon Faucher demande, quoi qu' il en dise, l' organisation du travail. Faire que tout déplacement de travail ne s' opère qu' au moyen d' une compensation, ou d' une transition, et que des individus et des classes ne soient jamais immolés à la raison d' état , c' est-à-dire au progrès de l' industrie et à la liberté des entreprises, loi suprême de l' état, c' est sans aucun doute se constituer, d' une manière que l' avenir déterminerait, le pourvoyeur du travail dans la société et le gardien des salaires. Et comme, ainsi que nous l' avons maintes fois répété, le progrès industriel, et par conséquent le travail de déclassement et de reclassement dans la société est continuel, ce n' est pas une transition particulière pour chaque innovation qu' il s' agit de trouver, mais bien un
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principe général, une loi organique de transition, applicable à tous les cas possibles, et produisant son effet d' elle-même. M Léon Faucher est-il en mesure de formuler cette loi, et de concilier les divers antagonismes que nous avons décrits ? Non, puisqu' il s' arrête de préférence à l' idée d' une indemnité. le pouvoir, dit-il, chez les nations bien organisées, a toujours du temps et de l' argent à donner pour amortir ces souffrances partielles . J' en suis fâché pour les intentions généreuses de M Faucher, mais elles me paraissent radicalement impraticables. Le pouvoir n' a de temps et d' argent que ce qu' il enlève aux contribuables. Indemniser avec l' impôt les industriels déclassés, ce serait frapper d' ostracisme les inventions nouvelles et faire du communisme au moyen des baïonnettes ; ce n' est pas résoudre la difficulté. Il est inutile d' insister davantage sur l' indemnité par l' état. L' indemnité, appliquée selon les vues de M Faucher, ou bien aboutirait au despotisme industriel, à quelque chose comme le gouvernement de Méhémet-Ali, ou bien dégénérerait en une taxe des pauvres, c' est-à-dire en une vaine hypocrisie. Pour le bien de l' humanité, mieux vaut n' indemniser pas, et laisser le travail chercher de lui-même sa constitution éternelle. Il y en a qui disent : que le gouvernement reporte les travailleurs déclassés sur les points où l' industrie privée ne s' est pas établie, où les entreprises individuelles ne sauraient atteindre. Nous avons des montagnes à reboiser, cinq ou six millions d' hectares de terre à défricher, des canaux à creuser, mille choses enfin d' utilité immédiate et générale à entreprendre. " nous en demandons bien pardon aux lecteurs, répond M Fix ; mais là encore nous sommes obligés de faire intervenir le capital. Ces surfaces, certains terrains communaux exceptés, sont en friche, parce qu' exploitées, elles ne rendraient aucun produit net, et trèsprobablement pas les frais de culture. Ces terrains sont possédés par des propriétaires qui ont ou qui n' ont pas le capital nécessaire pour les exploiter. Dans le premier cas, le propriétaire se contenterait très-probablement, s' il exploitait ces terrains, d' un profit minime, et il renoncerait peut-être à ce qu' on appelle la rente de la terre : mais il a trouvé qu' en entreprenant ces cultures, il perdrait son capital de fondation, et ses autres calculs lui ont démontré que la vente des produits ne couvrirait pas les frais de
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culture... tout bien examiné, cette terre restera donc en friche, parce que le capital qu' on y mettrait ne rendrait aucun profit et se perdrait. S' il en était autrement, tous ces terrains seraient aussitôt mis en culture ; les épargnes, qui prennent aujourd' hui une autre direction, se porteraient nécessairement dans une certaine mesure vers les exploitations territoriales ; car les capitaux n' ont pas d' affections : ils ont des intérêts, et cherchent toujours l' emploi à la fois le plus sûr et le plus lucratif. " ce raisonnement, très-bien motivé, revient à dire que le moment d' exploiter ses friches n' est pas encore arrivé pour la France, de même que le moment d' avoir des chemins de fer n' est pas venu pour les caffres et les hottentots. Car, ainsi qu' il a été dit au chapitre Ii, la société débute par les exploitations les plus faciles, les plus sûres, les plus nécessaires et les moins dispendieuses : ce n' est que peu à peu qu' elle vient à bout d' utiliser les choses relativement moins productives. Depuis que le genre humain se tourmente sur la face de son globe, il n' a pas fait autre besogne ; et pour lui le même soin revient toujours : assurer sa subsistance tout en allant à la découverte. Pour que le défrichement dont on parle ne devienne pas une spéculation ruineuse, une cause de misère, en d' autres termes, pour qu' il soit possible, il faut donc multiplier encore nos capitaux et nos machines, découvrir de nouveaux procédés, diviser mieux le travail. Or, solliciter le gouvernement de prendre une telle initiative, c' est faire comme les paysans qui, voyant approcher l' orage, se mettent à prier Dieu et invoquer leur saint. Les gouvernements, on ne saurait trop le répéter aujourd' hui, sont les représentants de la divinité, j' ai presque dit les exécuteurs des vengeances célestes : ils ne peuvent rien pour nous. Est-ce que le gouvernement anglais, par exemple, sait donner du travail aux malheureux qui se réfugient dans les workhaus ? Et quand il le saurait, l' oserait-il ? aide-toi, le ciel t' aidera ! cet acte de méfiance populaire envers la divinité nous dit aussi ce que nous devons attendre du pouvoir... rien. Parvenus à la deuxième station de notre calvaire, au lieu de nous livrer à des contemplations stériles, soyons de plus en plus attentifs aux enseignements du destin. Le gage de notre liberté est dans le progrès de notre supplice.
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Troisième époque. -la concurrence. Entre l' hydre aux cent gueules de la division du travail et le dragon indompté des machines, que deviendra l' humanité ? Un prophète l' a dit il y a plus de deux mille ans : Satan regarde sa victime, et la guerre est allumée, Aspexit Gentes, Et Dissolvit. Pour nous préserver de deux fléaux, la famine et la peste, la providence nous envoie la discorde. La concurrence représente cette ère de la philosophie où, une demi-intelligence des antinomies de la raison ayant engendré l' art du sophiste, les caractères du faux et du vrai se confondirent, et où l' on n' eut plus, au lieu de doctrines, que les joutes décevantes de l' esprit. Ainsi le mouvement industriel reproduit fidèlement le mouvement métaphysique ; l' histoire de l' économie sociale est tout entière dans les écrits des philosophes. étudions cette phase intéressante, dont le caractère le plus frappant est d' ôter le jugement à ceux qui croient comme à ceux qui protestent. I- nécessité de la concurrence. M Louis Reybaud, romancier de profession, économiste par occasion, breveté par l' académie des sciences morales et politiques pour ses caricatures anti- réformistes, et devenu, avec le temps, l' un des écrivains les plus antipathiques aux idées sociales ; M Louis Reybaud n' en est pas moins, quoi qu' il fasse, profondément imbu
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de ces mêmes idées : l' opposition qu' il fait éclater n' est ni dans son coeur, ni dans son esprit ; elle est dans les faits. Dans la première édition de ses études sur les réformateurs contemporains , M Reybaud, ému du spectacle des douleurs sociales autant que du courage de ces fondateurs d' écoles, qui crurent, avec une explosion de sentimentalité, pouvoir réformer le monde, avait formellement exprimé l' opinion que ce qui surnageait de tous leurs systèmes était l' association. M Dunoyer, l' un des juges de M Reybaud, lui rendait ce témoignage, d' autant plus flatteur pour M Reybaud que la forme en était légèrement ironique : " M Reybaud, qui a exposé avec tant de justesse et de talent... etc. " M Reybaud s' était un peu avancé, comme on peut voir. Doué de trop de bon sens et de bonne foi pour ne pas apercevoir le précipice, bientôt il sentit qu' il se fourvoyait, et commença de rétrograder. Je ne lui fais point un crime de cette-volte-face : M Reybaud est de ces hommes que l' on ne peut sans injustice rendre responsables de leurs métaphores. Il avait parlé avant de réfléchir, il se rétracta : quoi de plus naturel ! Si les socialistes devaient s' en prendre à quelqu' un, ce serait à M Dunoyer, qui avait provoqué l' abjuration de M Reybaud par ce singulier compliment . M Dunoyer ne tardapas à s' apercevoir que ses paroles n' étaient point tombées dans des oreilles closes. Il raconte, à la gloire des bons principes, que " dans une seconde édition des études sur les réformateurs , M Reybaud a de lui-même tempéré ce que ses expressions pouvaient offrir d' absolu. Il a dit, au lieu de pourrait tout , pourrait beaucoup . " c' était une modification importante, comme le faisait très-bien remarquer M Dunoyer, mais qui permettait encore à M Reybaud d' écrire dans le même temps : " ces symptômes sont graves ; on peut les considérer comme les pronostics d' une organisation confuse,
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