Système des contradictions économiques ou philosophie de la misère. Vol 1 : Page 201 à 225

Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865)

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de Dieu, inventée par les évêques, avait été une entrave aux guerres féodales ? Par la constitution de la société, disais-je tout à l' heure, la concurrence est une chose d' exception, un privilége ; à présent je demande comment, avec l' égalité des droits, ce privilége est encore possible ? Et pensez-vous, lorsque je réclame pour les consommateurs et les salariés des garanties contre la concurrence, que ce soit un rêve de socialiste ? écoutez deux de vos plus illustres confrères, que vous n' accuserez pas d' accomplir une oeuvre infernale. M Rossi, tome Ier, leçon I 6, reconnaît à l' état le droit de réglementer le travail, lorsque le danger est trop grand, et les garanties insuffisantes, ce qui veut dire toujours. Car le législateur doit procurer l' ordre public par des principes et des lois : il n' attend pas que des faits imprévus se produisent pour les refouler d' une main arbitraire. -ailleurs, Tii, P 73- 77, le même professeur signale comme conséquences d' une concurrence exagérée, la formation incessante d' une aristocratie financière et territoriale, la déroute prochaine de la petite propriété, et il jette le cri d' alarme. De son côté, M Blanqui déclare que l' organisation du travail est à l' ordre du jour dans la science économique / depuis il s' est rétracté / ; il provoque la participation des ouvriers dans les bénéfices et l' avénement du travailleur collectif, et tonne sans discontinuer contre les monopoles, les prohibitions et la tyrannie du capital. M Rossi, en qualité de criminaliste, statue contre les brigandages de la concurrence ; M Blanqui, comme juge instructeur, dénonce les coupables : c' est la contre-partie du duo chanté tout à l' heure par Mm Reybaud et Dunoyer. Quand ceux-ci crient Hosanna, ceux-là répondent, comme les pères des conciles, Anathema. Mais, dira-t-on, Mm Blanqu et Ross n' entendent frapper que les abus de la concurrence ; ils n' ont garde de proscrire le principe , et dans tout cela ils sont parfaitement d' accord avec Mm Reybaud et Dunoyer. Je proteste contre cette distinction, dans l' intérêt de la renommée des deux professeurs. En fait, l' abus a tout envahi, et l' exception est devenue la règle. Lorsque M Troplong, défendant, avec tous les économistes, la liberté du commerce, reconnaissait que la coalition des messageries

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était un de ces faits contre lesquels le législateur se trouvait absolument sans action, et qui semblent démentir les notions les plus saines de l' économie sociale, il avait encore la consolation de se dire qu' un semblable fait était tout exceptionnel, et qu' il y avait lieu de croire qu' il ne se généraliserait pas. Or, ce fait s' est généralisé : il suffit au jurisconsulte le plus routinier de mettre la tête à sa fenêtre, pour voir qu' aujourd' hui tout absolument a été monopolisé par la concurrence, les transports / par terre, par fer et par eau /, les blés et farines, les vins et eaux-de-vie, le bois, la houille , les huiles, les fers, les tissus, le sel, les produits chimiques, etc. Il est triste pour la jurisprudence, cette soeur jumelle de l' économie politique, de voir en moins d' un lustre ses graves prévisions démenties : mais il est plus triste encore pour une grande nation d' être menée par de si pauvres génies, et de glaner les quelques idées qui la font vivre dans la broussaille de leurs écrits. En théorie, nous avons démontré que la concurrence, par son côté utile, devait être universelle et portée à son maximum d' intensité ; mais que, sous son aspect négatif, elle doit être partout étouffée, jusqu' au dernier vestige. Les économistes sont-ils en mesure d' opérer cette élimination ? En ont-ils prévu les conséquences, calculé les difficultés ? En cas d' affirmative, j' oserais leur proposer le cas suivant à résoudre. Un traité de coalition, ou plutôt d' association, car les tribunaux seraient fort embarrassés de définir l' une et l' autre, vient de réunir dans une même compagnie toutes les mines de houille du bassin de la Loire. Sur la plainte des municipalités de Lyon et de Saint-étienne, le ministre a nommé une commission chargée d' examiner le caractère et les tendances de cette effrayante société. Eh bien ! Je le demande, que peut ici l' intervention du pouvoir, assisté de la loi civile et de l' économie politique ? On crie à la coalition. Mais peut-on empêcher les propriétaires de mines de s' associer, de réduire leurs frais généraux et d' exploitation, et de tirer, par un travail mieux entendu, un parti plus avantageux de leurs mines ? Leur ordonnera-t-on de recommencer leur ancienne guerre, et de se ruiner par l' augmentation des dépenses, par le gaspillage, par l' encombrement, le désordre, la baisse des prix ? Tout cela est absurde.

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Les empêchera-t-on d' augmenter leurs prix, de manière à retrouver l' intérêt de leurs capitaux ? Alors qu' on les défende eux-mêmes contre les demandes d' augmentation de salaire de la part des ouvriers ; qu' on refasse la loi sur les sociétés en commandite ; qu' on interdise le commerce des actions ; et quand toutes ces mesures auront été prises, comme les capitalistes propriétaires du bassin ne peuvent sans injustice être contraints de perdre des capitaux engagés sous un régime différent, qu' on les indemnise. Leur imposera-t-on un tarif ? C' est une loi de maximum. L' état devra donc se mettre aux lieu et place des exploitants, faire leurs comptes de capital, d' intérêts, de frais de bureaux ; régler les salaires des mineurs, les appointements des ingénieurs et des directeurs, le prix des bois employés pour l' extraction, la dépense du matériel, et enfin déterminer le chiffre normal et légitime du bénéfice. Tout cela ne peut se faire par ordonnance ministérielle : il faut une loi. Le législateur osera-t-il, pour une industrie spéciale, changer le droit public des français, et mettre le pouvoir à la place de la propriété ? Alors de deux choses l' une : ou le commerce des houilles tombera aux mains de l' état ; ou bien l' état aura trouvé moyen de concilier pour l' industrie extractive la liberté et l' ordre, et dans ce cas les socialistes demandent que ce qui aura été exécuté sur un point soit imité partout. La coalition des mines de la Loire a posé la question sociale en des termes qui ne permettent plus de fuir. Ou la concurrence, c' est-à-dire le monopole et ce qui s' ensuit ; ou l' exploitation par l' état, c' est-à-dire la cherté du travail et l' appauvrissement continu ; ou bien enfin une solution égalitaire, en d' autres termes l' organisation du travail, ce qui emporte la négation de l' économie politique et la fin de la propriété. Mais les économistes ne procèdent point avec cette brusque logique : ils aiment à marchander avec la nécessité. M Dupin / séance de l' académie des sciences morales et politiques du Iojuini 843 / exprime l' opinion que " si la concurrence peut être utile à l' intérieur, elle doit être empêchée de peuple à peuple. " empêcher ou laisser faire, voilà l' éternelle alternative des économistes : leur génie ne va pas au delà. En vain on leur crie qu' il ne s' agit ni de rien empêcher ni de tout permettre ; que ce qu' on

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leur demande, ce que la société attend, est une conciliation : cette idée double n' entre pas dans leur cerveau. " il faut, réplique à M Dupin M Dunoyer, distinguer la théorie de la pratique. " mon dieu ! Chacun sait que M Dunoyer, inflexible sur les principes dans ses ouvrages, est très-accommodant sur la pratique au conseil d' état. Mais qu' il daigne donc une fois se poser à lui-même cette question : pourquoi suis je contraint de distinguer sans cesse la pratique de la théorie ? Pourquoi ne s' accordent-elles pas ? M Blanqui, en homme conciliant et pacifique, appuie le savant M Dunoyer, c' est-à-dire la théorie . Toutefois il pense, avec M Dupin, c' est-à-dire avec la pratique, que la concurrence n' est pas exempte de reproches . Tant M Blanqui a peur de calomnier et d' attiser le feu ! M Dupin s' obstine dans son opinion. Il cite, à la charge de la concurrence, la fraude, la vente à faux poids, l' exploitation des enfants. Le tout sans doute afin de prouver que la concurrence à l' intérieur peut être utile ! M Passy, avec sa logique ordinaire, fait observer qu' il y aura toujours des malhonnêtes gens qui, etc. -accusez la nature humaine, s' écrie-t -il, mais non pas la concurrence. Dès le premier mot, la logique de M Passy s' écarte de la question. Ce que l' on reproche à la concurrence, ce sont les inconvénients qui résultent de sa nature , et non les fraudes dont elle est l' occasion ou le prétexte. Un manufacturier trouve moyen de remplacer un ouvrier qui lui coûte 3 francs par jour, par une femme à laquelle il ne donne que I franc. Cet expédient est le seul pour lui de soutenir la baisse et de faire marcher son établissement. Bientôt aux ouvrières il adjoindra des enfants. Puis, contraint par les nécessités de la guerre, peu à peu il réduira les salaires et augmentera les heures de travail. Où est ici le coupable ? Cet argument peut se retourner de cent façons, et s' appliquer à toutes les industries , sans qu' il y ait lieu d' accuser la nature humaine. M Passy lui-même est forcé de le reconnaître, lorsqu' il ajoute : " quant au travail forcé des enfants, la faute en est aux parents. " -c' est juste. Et la faute des parents, à qui ?

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" en Irlande, continue cet orateur, il n' y a point de concurrence, et cependant la misère est extrême. " sur ce point la logique ordinaire de M Passy a été trahie par un défaut de mémoire extraordinaire. En Irlande, il y a monopole complet, universel, de la terre, et concurrence illimitée, acharnée pour les fermages. Concurrence-monopole sont les deux boulets que traîne à chaque pied la malheureuse Irlande. Quand les économistes sont las d' accuser la nature humaine, la cupidité des parents, la turbulence des radicaux, ils se réjouissent par le tableau de la félicité du prolétariat. Mais là encore ils ne se peuvent accorder ni entre eux, ni avec eux-mêmes ; et rien ne peint mieux l' anarchie de la concurrence que le désordre de leurs idées. " aujourd' hui, la femme de l' artisan se pare de robes élégantes que n' auraient pas dédaignées les grandes dames de l' autre siècle. " / M Chevalier, 4 e leçon. / et c' est ce même M Chevalier qui, d' après un calcul à lui propre, estime que la totalité du revenu national donnerait 65 centimes par jour et par individu. Quelques économistes font même descendre ce chiffre à 55 centimes. Or, comme il faut prendre sur cette somme de quoi composer les fortunes supérieures, on peut évaluer, d' après le compte de M De Morogues, que le revenu de la moitié des français ne dépasse pas 25 centimes. " mais, reprend avec une mystique exaltation M Chevalier, le bonheur n' est-il pas dans l' harmonie des désirs et des jouissances... etc. " -économiste, dirait Horace à M Chevalier , s' il vivait de notre temps : occupez-vous seulement de mon revenu, et laissez-moi le soin de mon âme : /... /. M Dunoyer a de nouveau la parole : " on pourrait aisément, dans beaucoup de villes, les jours de fêtes, confondre la classe ouvrière avec la classe bourgeoise... etc. "

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plus loin, M Dunoyer donne le tableau des fortunes anglaises d' après Marshall. Il résulte de ce tableau qu' en Angleterre deux millions cinq cent mille familles n' ont qu' un revenu de I 2 oo francs. Or, en Angleterre, I 2 oo francs de revenu répondent chez nous à 73 o francs, somme qui, divisée entre quatre personnes, donne à chacune I 82 fr 5 oc, et par jour 5 o centimes. Cela se rapproche des 65 centimes que M Chevalier accorde à chaque français : la différence en faveur de celui-ci provient de ce que, le progrès de la richesse étant moins avancé en France, la misère y est également moindre. Que faut-il croire des descriptions luxuriantes des économistes ou de leurs calculs ? " le paupérisme s' est accru à tel point en Angleterre, avoue M Blanqui, que le gouvernement anglais a dû chercher un refuge dans ces affreuses maisons de travail... " en effet, ces prétendues maisons de travail, où le travail consiste en occupations ridicules et stériles, ne sont, quoi qu' on ait dit, que des maisons de torture. Car il n' est pour un être raisonnable de torture pareille à celle de tourner une meule sans grain et sans farine, dans le but unique de fuir le repos, sans pour cela échapper à l' oisiveté. " cette organisation / l' organisation de la concurrence /, continue M Blanqui, tend à faire passer tous les profits du travail du côté des capitaux... c' est à Reims, à Mulhouse, à Saint-Quentin, comme à Manchester, à Leeds, à Spitafield, que l' existence des ouvriers est le plus précaire... " suit un tableau épouvantable de la misère des ouvriers. Hommes, femmes, enfants, jeunes filles , passent devant vous affamés, étiolés, couverts de haillons, blafards et farouches. La description se termine par ce trait : " les ouvriers de l' industrie mécanique ne peuvent plus fournir de soldats au recrutement de l' armée. " il paraît qu' à ceux-là le pain blanc et la soupe de M Dunoyer ne profitent pas. M Villermé regarde le libertinage des jeunes ouvrières comme inévitable . Le concubinage est leur état habituel ; elles sont entièrement subventionnées par les patrons, commis, étudiants. Bien

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qu' en général le mariage ait plus d' attrait pour le peuple que pour la bourgeoisie, nombre de prolétaires, malthusiens sans le savoir, craignent la famille, et suivent le torrent. Ainsi, comme les ouvriers sont chair à canon, les ouvrières sont chair à prostitution : cela explique l' élégante tenue du dimanche. Après tout, pourquoi ces demoiselles seraient-elles obligées à vertu plutôt que leurs bourgeoises ? M Buret, couronné par l' académie : " j' affirme que la classe ouvrière est abandonnée... etc. " remarquez en passant que le très-regrettable Buret regardait comme un préjugé populaire l' existence des accapareurs . Eh ! Sophiste : accapareur ou spéculateur, qu' importe le nom, si vous reconnaissez la chose ? De telles citations rempliraient des volumes. Mais le but de cet écrit n' est point de raconter les contradictions des économistes, et de faire aux personnes une guerre sans résultat. Notre but est plus élevé et plus digne : c' est de dérouler le système des contradictions économiques , ce qui est tout différent. Nous terminerons donc ici cette triste revue ; et nous jetterons, avant de finir, un coup d' oeil sur les divers moyens proposés pour remédier aux inconvénients de la concurrence. Iii-des remèdes contre la concurrence. La concurrence dans le travail peut-elle être abolie ? Autant vaudrait demander si la personnalité, la liberté, la responsabilité individuelle peut être supprimée. La concurrence, en effet, est l' expression de l' activité collective ; de même que le salaire, considéré dans son acception la plus haute, est l' expression du mérite et du démérite, en un mot de la responsabilité du travailleur. En vain l' on déclame et l' on se révolte contre ces deux formes essentielles de la liberté et de la discipline dans le travail. Sans une théorie du salaire, point de répartition,

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point de justice ; sans une organisation de la concurrence, point de garantie sociale, partant point de solidarité. Les socialistes ont confondu deux choses essentiellement distinctes, lorsque opposant l' union du foyer domestique à la concurrence industrielle, ils se sont demandé si la société ne pouvait pas être constituée précisément comme une grande famille dont tous les membres seraient liés par l' affection du sang, et non comme une espèce de coalition où chacun est retenu par la loi de ses intérêts. La famille n' est pas, si j' ose ainsi dire, le type, la molécule organique de la société. Dans la famille, comme l' avait très-bien observé M De Bonald, il n' existe qu' un seul être moral, un seul esprit, une seule âme, je dirais presque, avec la bible, une seule chair. La famille est le type et le berceau de la monarchie et du patriciat : en elle réside et se conserve l' idée d' autorité et de souveraineté, qui s' efface de plus en plus dans l' état. C' est sur le modèle de la famille que toutes les sociétés antiques et féodales s' étaient organisées : et c' est précisément contre cette vieille constitution patriarcale que proteste et se révolte la démocratie moderne. L' unité constitutive de la société est l' atelier. Or, l' atelier implique nécessairement un intérêt de corps et des intérêts privés ; une personne collective et des individus. De là, un système e rapports inconnus dans la famille, et parmi lesquels l' opposition de la volonté collective, représentée par le maître , et des volontés individuelles, représentées par les salariés , figure au premier rang. Viennent ensuite les rapports d' atelier à atelier, de capital à capital, en d' autres termes la concurrence et l' association. Car la concurrence et l' association s' appuient l' une sur l' autre ; elles n' existent pas l' une sans l' autre ; bien loin de s' exclure, elles ne sont pas même divergentes. Qui dit concurrence, suppose déjà but commun ; la concurrence n' est donc pas l' égoïsme, et l' erreur la plus déplorable du socialisme est de l' avoir regardée comme le renversement de la société. Il ne saurait donc être ici question de détruire la concurrence, chose aussi impossible que de détruire la liberté ; il s' agit d' en trouver l' équilibre, je dirais volontiers la police. Car toute force, toute spontanéité, soit individuelle, soit collective, doit recevoir sa détermination : il en est à cet égard de la concurrence comme de

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l' intelligence et de la liberté. Comment donc la concurrence se déterminera-t-elle harmoniquement dans la société ? Nous avons entendu la réponse de M Dunoyer, parlant pour l' économie politique : la concurrence doit se déterminer par elle-même. En d' autres termes, selon M Dunoyer et tous les économistes, le remède aux inconvénients de la concurrence est encore la concurrence ; et puisque l' économie politique est la théorie de la propriété, du droit absolu d' user et d' abuser, il est clair que l' économie politique n' a rien autre chose à répondre. Or, c' est comme si l' on prétendait que l' éducation de la liberté se fait par la liberté, l' instruction de l' esprit par l' esprit , la détermination de la valeur par la valeur : toutes propositions évidemment tautologiques et absurdes. Et, en effet, pour nous renfermer dans le sujet que nous traitons, il saute aux yeux que la concurrence, pratiquée pour elle-même et sans autre but que de maintenir une indépendance vague et discordante, ne peut aboutir à rien, et que ses oscillations sont éternelles. Dans la concurrence ce sont les capitaux, les machines, les procédés, le talent et l' expérience, c' est-à-dire encore des capitaux, qui sont en lutte ; la victoire est assurée aux plus gros bataillons. Si donc la concurrence ne s' exerce qu' au profit d' intérêts privés, et que ses effets sociaux n' aient été ni déterminés par la science, ni réservés par l' état, il y aura dans la concurrence, comme dans la démocratie, tendance continuelle de la guerre civile à l' oligarchie, de l' oligarchie au despotisme, puis dissolution et retour à la guerre civile, sans fin et sans repos. Voilà pourquoi la concurrence, abandonnée à elle-même, ne peut jamais arriver à sa constitution : de même que la valeur, elle a besoin d' un principe supérieur qui la socialise et la définisse. Ces faits sont désormais assez bien établis pour que nous puissions les considérer comme acquis à la critique et nous dispenser d' y revenir. L' économie politique, pour ce qui concerne la police de la concurrence, n' ayant et ne pouvant avoir d' autre moyen que la concurrence même, est démontrée impuissante. Reste donc à savoir comment le socialisme a entendu la solution. Un seul exemple donnera la mesure de ses moyens, et nous permettra de prendre à son égard des conclusions générales. M Louis Blanc est peut-être de tous les modernes socialistes

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celui qui, par son remarquable talent, a su le mieux appeler sur ses écrits l' attention du public. Dans son organisation du travail , après avoir ramené le problème de l' association à un seul point, la concurrence, il se prononce, sans hésiter, pour son abolition. On peut juger d' après cela combien cet écrivain, d' ordinaire si avisé, s' est fait illusion sur la valeur de l' économie politique et sur la portée du socialisme. D' un côté, M Blanc, recevant de je ne sais d' où ses idées toutes faites, donnant tout à son siècle et rien à l' histoire, rejette absolument, pour le contenu et pour la forme, l' économie politique, et se prive des matériaux même de l' organisation ; de l' autre, il attribue à des tendances ressuscitées de toutes les époques antérieures, et qu' il prend pour nouvelles, une réalité qu' elles n' ont pas, et méconnaît la nature du socialisme, qui est d' être exclusivement critique. M Blanc nous a donc donné le spectacle d' une imagination vive et prompte aux prises avec une impossibilité ; il a cru à la divination du génie : mais il a dû s' apercevoir que la science ne s' improvise pas, et que, s' appelât-on Adolphe Boyer, Louis Blanc ou J-J Rousseau, du moment qu' il n' y a rien dans l' expérience, il n' y a rien dans l' entendement. M Blanc débute par cette déclaration : " nous ne saurions comprendre ceux qui ont imaginé je ne sais quel mystérieux accouplement des deux principes opposés. Greffer l' association sur la concurrence est une pauvre idée : c' est remplacer les eunuques par les hermaphrodites. " ces quatre lignes sont pour M Blanc à jamais regrettables. Elles prouvent qu' à la date de la quatrième édition de son livre, il était sur la logique aussi peu avancé que sur l' économie politique, et qu' il raisonnait de l' une et de l' autre comme un aveugle des couleurs. L' hermaphrodisme, en politique, consiste précisément dans l' exclusion, parce que l' exclusion ramène toujours, sous une forme quelconque et dans un même degré, l' idée exclue ; et M Blanc serait étrangement surpris si on lui faisait voir, par le mélange perpétuel qu' il fait dans son livre des principes les plus contraires, l' autorité et le droit, la propriété et le communisme, l' aristocratie et l' égalité, le travail et le capital, la récompense et le dévouement, la liberté et la dictature, le libre examen et la foi religieuse, que le véritable hermaphrodite, publiciste au double sexe, c' est lui. M Blanc, placé sur les confins de la démocratie et du socialisme,

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un degré plus bas que la république, deux degrés au-dessous de M Barrot, trois au-dessous de M Thiers, est encore lui-même, quoi qu' il dise et quoi qu' il fasse, un descendant à la quatrième génération de M Guizot, un doctrinaire. " certes, s' écrie M Blanc, nous ne sommes pas de ceux qui crient anathème au principe d' autorité. Ce principe, nous avons eu mille fois occasion de le défendre contre des attaques aussi dangereuses qu' ineptes. Nous savons que, lorsque dans une société la force organisée n' est nulle part, le despotisme est partout... " ainsi , d' après M Blanc, le remède à la concurrence, ou plutôt le moyen de l' abolir, consiste dans l' intervention de l' autorité, dans la substitution de l' état à la liberté individuelle : c' est l' inverse du système des économistes. Je regretterais que M Blanc, dont les tendances sociales sont connues, m' accusât de lui faire une guerre impolitique en le réfutant. Je rends justice aux intentions généreuses de M Blanc ; j' aime et je lis ses ouvrages, et je lui rends surtout grâce du service qu' il a rendu , en mettant à découvert, dans son histoire de dix ans , l' incurable indigence de son parti. Mais nul ne peut consentir à paraître dupe ou imbécile : or, toute question de personne mise à part, que peut-il y avoir de commun entre le socialisme, cette protestation universelle, et le pêle-mêle de vieux préjugés qui compose la république de M Blanc ? M Blanc ne cesse d' appeler à l' autorité, et le socialisme se déclare hautement anarchique ; M Blanc place le pouvoir au-dessus de la société, et le socialisme tend à faire passer le pouvoir sous la société ; M Blanc fait descendre la vie sociale d' en haut, et le socialisme prétend la faire poindre et végéter d' en bas ; M Blanc court après la politique, et le socialisme cherche la science. Plus d' hypocrisie, dirai-je à M Blanc : vous ne voulez ni du catholicisme, ni de la monarchie, ni de la noblesse, mais il vous faut un dieu, une religion, une dictature, une censure, une hiérarchie, des distinctions et des rangs. Et moi je nie votre dieu, votre autorité, votre souveraineté, votre état juridique et toutes vos mystifications représentatives ; je ne veux ni de l' encensoir de Robespierre, ni de la baguette de Marat ; et plutôt que de subir votre démocratie androgyne, j' appuie le statu quo . Depuis seize ans, votre parti résiste au progrès et arrête l' opinion ; depuis seize ans, il montre son origine despotique en faisant queue

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au pouvoir à l' extrémité du centre gauche : il est temps qu' il abdique ou qu' il se métamorphose. Implacables théoriciens de l' autorité, que proposez-vous donc que le gouvernement auquel vous faites la guerre ne puisse réaliser d' une façon plus supportable que vous ? Le système de M Blanc se résume en trois points : I créer au pouvoir une grande force d' initiative, c' est-à- dire, en langage français, rendre l' arbitraire tout-puissant pour réaliser une utopie, 2 créer et commanditer aux frais de l' état des ateliers publics ; 3 éteindre l' industrie privée sous la concurrence de l' industrie nationale . Et c' est tout. M Blanc a-t-il abordé le problème de la valeur, qui implique à lui seul tous les autres ? Il ne s' en doute seulement pas. -a-t-il donné une théorie de la répartition ? Non. -a-t-il résolu l' antinomie de la division du travail, cause éternelle d' ignorance, d' immoralité et de misère pour l' ouvrier ? Non. -a-t -il fait disparaître la contradiction des machines et du salariat , et concilié les droits de l' association avec ceux de la liberté ? Tout au contraire, M Blanc consacre cette contradiction. Sous la protection despotique de l' état, il admet en principe l' inégalité des rangs et des salaires, en y ajoutant , pour compensation, le droit électoral. Des ouvriers qui votent leur règlement et qui nomment leurs chefs ne sont-ils pas libres ? Il pourra bien arriver que ces ouvriers votants n' admettent parmi eux ni commandement, ni différence de solde : alors comme rien n' aura été prévu pour donner satisfaction aux capacités industrielles, tout en maintenant l' égalité politique, la dissolution pénétrera dans l' atelier, et, à moins d' une intervention de la police, chacun retournera à ses affaires. Ces craintes ne paraissent ni sérieuses ni fondées à M Blanc : il attend l' épreuve avec calme, bien sûr que la société ne se dérangera pas pour lui donner le démenti. Et les questions si complexes, si embrouillées de l' impôt, du crédit, du commerce international, de la propriété, de l' hérédité : M Blanc les a- t-il approfondies ? Et le problème de la population, l' a-t-il résolu ? Non, non, non, mille fois non : quand M Blanc ne tranche pas une difficulté, il l' élimine. à propos de la population,

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il dit : " comme il n' y a que la misère qui soit prolifique, et comme l' atelier social fera disparaître la misère, il n' y a pas lieu de s' en occuper. " en vain M De Sismondi, appuyé sur l' expérience universelle, lui crie : " nous n' avons aucune confiance dans ceux qui exercent des pouvoirs délégués... etc. " M Blanc n' entend rien ; il s' étourdit avec la sonorité de ses phrases : l' intérêt privé, il le remplace par le dévouement à la chose publique ; à la concurrence il substitue l' émulation et les récompenses. Après avoir posé en principe la hiérarchie industrielle, conséquence nécessaire de sa foi en Dieu, à l' autorité et au génie, il s' abandonne à des puissances mystiques, idoles de son coeur et de son imagination. Ainsi, M Blanc débute par un coup d' état, ou plutôt, suivant son expression originale, par une application de la force d' initiative qu' il crée au pouvoir ; et il frappe une contribution extraordinaire sur les riches afin de commanditer le prolétariat. La logique de M Blanc est toute simple, c' est celle de la république : le pouvoir peut ce que le peuple veut, et ce que le peuple veut est vrai. Singulière façon de réformer la société que de comprimer ses tendances les plus spontanées, de nier ses manifestations les plus authentiques, et, au lieu de généraliser le bien-être par le développement régulier des traditions, de déplacer le travail et le revenu ! Mais, en vérité, à quoi bon ces déguisements ? Pourquoi tant de détours ? N' était-il pas plus simple d' adopter tout de suite la loi agraire ? Le pouvoir, en vertu de sa force d' initiative, ne pouvait-il d' emblée déclarer que tous les capitaux et instruments de travail étaient propriété de l' état, sauf l' indemnité à accorder aux détenteurs par forme de transition ? Au moyen de cette mesure péremptoire,

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mais loyale et sincère, le champ économique était déblayé ; il n' en eût pas coûté davantage à l' utopie, et M Blanc pouvait alors, sans nul empêchement, procéder à l' aise à l' organisation de la société ? Mais que dis-je ? Organiser ! Toute l' oeuvre organique de M Blanc consiste dans ce grand acte d' expropriation ou de substitution, comme on voudra : l' industrie une fois déplacée et républicanisée, le grand monopole constitué, M Blanc ne doute point que la production n' aille à souhait ; il ne comprend pas qu' on élève contre ce qu' il appelle son système , une seule difficulté. Et de fait, qu' objecter à une conception aussi radicalement nulle, aussi insaisissable que celle de M Blanc ? La partie la plus curieuse de son livre est dans le recueil choisi qu' il a fait d' objections proposées par quelques incrédules, et auxquelles il répond, on le devine, victorieusement. Ces critiques n' avaient pas vu qu' en discutant le système de M Blanc, ils argumentaient sur les dimensions , la pesanteur et la figure d' un point mathématique. Or, il est arrivé que la controverse soutenue par M Blanc lui en a plus appris que ses propres méditations n' avaient fait ; et l' on s' aperçoit que si les objections eussent continué, il eût fini par découvrir ce qu' il croyait avoir inventé, l' organisation du travail. Mais enfin le but, si restreint d' ailleurs, que poursuivait M Blanc, savoir l' abolition de la concurrence et la garantie de succès d' une entreprise patronnée et commanditée par l' état, ce but a-t-il été atteint ? -je citerai à ce sujet les réflexions d' un économiste de talent, M Joseph Garnier, aux paroles duquel je me permettrai de joindre quelques commentaires. " le gouvernement, selon M Blanc, choisirait des ouvriers moraux , et leur donnerait de bons salaires. " - ainsi il faut à M Blanc des hommes faits exprès : il ne se flatte pas d' agir sur toute espèce de tempéraments. Quant aux salaires, M Blanc les promet bons ; c' est plus aisé que d' en définir la mesure. " M Blanc admet par hypothèse que ces ateliers donneraient un produit net, et feraient en outre une si bonne concurrence à l' industrie privée, que celle-ci se transformerait en ateliers nationaux. " comment cela se pourrait- il, si les prix de revient des ateliers nationaux sont plus élevés que ceux des ateliers libres ? J' ai fait

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voir au chapitre Ier que les 3 oo ouvriers d' une filature ne produisent pas à l' exploitant, entre eux tous, un revenu net et régulier de 2 oooofr ; et que ces 2 oooofr répartis entre les 3 oo travailleurs n' augmenteraient leur revenu que de I 8 centimes par jour. Or, ceci est vrai de toutes les industries. Comment l' atelier national, qui doit à ses ouvriers de bons salaires , comblera-t-il ce déficit ? -par l' émulation, dit M Blanc. M Blanc cite avec une extrême complaisance la maison Leclaire, société d' ouvriers peintres en bâtiments faisant très -bien leurs affaires, et qu' il regarde comme une démonstration vivante de son système. M Blanc aurait pu ajouter à cet exemple une multitude de sociétés semblables, qui prouveraient tout autant que la maison Leclaire, c' est-à-dire pas plus. La maison Leclaire est un monopole collectif, entretenu par la grande société qui l' enveloppe. Or, il s' agit de savoir si la société tout entière peut devenir un monopole, au sens de M Blanc et sur le patron de la maison Leclaire : ce que je nie positivement . Mais ce qui touche de plus près à la question qui nous occupe, et à quoi M Blanc n' a pas pris garde, c' est qu' il résulte des comptes de répartition que la maison Leclaire lui a fournis, que, les salaires de cette maison étant de beaucoup supérieurs à la moyenne générale, la première chose à faire dans une réorganisation de la société serait de susciter à la maison Leclaire, soit parmi ses ouvriers, soit au dehors, une concurrence. " les salaires seraient réglés par le gouvernement. Les membres de l' atelier social en disposeraient à leur convenance, et l' incontestable excellence de la vie en commun ne tarderait pas à faire naître, de l' association des travaux, la volontaire association des plaisirs . " M Blanc est-il communiste, oui ou non ? Qu' il se prononce une fois, au lieu de tenir le large ; et si le communisme ne le rend pas plus intelligible, du moins on saura ce qu' il veut. " en lisant le supplément... etc. "

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M Blanc ne saurait en disconvenir : son système est dirigé contre l' industrie privée ; et chez lui le pouvoir, par sa force d' initiative, tend à éteindre toute initiative individuelle, à proscrire le travail libre. L' accouplement des contraires est odieux à M Blanc : aussi voyons-nous qu' après avoir sacrifié la concurrence à l' association, il lui sacrifie encore la liberté. Je l' attends à l' abolition de la famille. " toutefois la hiérarchie sortirait du principe électif, comme dans le fouriérisme... etc. "

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ces réflexions sont d' une invincible justesse. M Blanc, avec son organisation par l' état, est obligé de conclure toujours par où il aurait dû commencer, et qui lui aurait évité la peine de faire son livre, l' étude de la science économique . Comme le dit très-bien son critique : " M Blanc a eu le tort grave de faire de la stratégie politique avec des questions qui ne se prêtent point à cet usage ; " il a essayé de mettre le gouvernement en demeure, et il n' a réussi qu' à démontrer de mieux en mieux l' incompatibilité du socialisme avec la démocratie harangueuse et parlementaire. Son pamphlet, tout émaillé de pages éloquentes, fait honneur à sa littérature : quant à la valeur philosophique du livre, elle serait absolument la même si l' auteur s' était borné à écrire sur chaque page, en gros caractères, ce seul mot : je proteste. Résumons : la concurrence, comme position ou phase économique, considérée dans son origine, est le résultat nécessaire de l' intervention des machines, de la constitution de l' atelier et de la théorie de réduction des frais généraux ; considérée dans sa signification propre et dans sa tendance, elle est le mode selon lequel se manifeste et s' exerce l' activité collective, l' expression de la spontanéité sociale, l' emblème de la démocratie et de l' égalité, l' instrument le plus énergique de la constitution de la valeur, le support de l' association. -comme essor des forces individuelles, elle est le gage de leur liberté, le premier moment de leur harmonie, la forme de la responsabilité qui les unit toutes et les rend solidaires.

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Mais la concurrence abandonnée à elle-même et privée de la direction d' un principe supérieur et efficace, n' est qu' un mouvement vague, une oscillation sans but de la puissance industrielle, éternellement ballottée entre ces deux extrêmes également funestes : d' un côté les corporations et le patronage, auxquels nous avons vu l' atelier donner naissance, d' autre part le monopole, dont il sera question au chapitre suivant. Le socialisme, en protestant avec raison contre cette concurrence anarchique, n' a rien proposé encore de satisfaisant pour sa réglementation ; et la preuve, c' est qu' on rencontre partout, dans les utopies qui ont vu le jour, la détermination ou socialisation de la valeur abandonnée à l' arbitraire, et toutes les réformes aboutir, tantôt à la corporation hiérarchique, tantôt au monopole de l' état, ou au despotisme de la communauté.

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Quatrième époque. -le monopole. monopole, commerce, exploitation ou joussance exclusive d' une chose. Le monopole est l' opposé naturel de la concurrence. Cette simple observation suffit, comme nous l' avons remarqué, pour faire tomber les utopies dont la pensée est d' abolir la concurrence, comme si elle avait pour contraire l' association et la fraternité. La concurrence est la force vitale qui anime l' être collectif : la détruire, si une pareille supposition pouvait se faire, ce serait tuer la société. Mais dès lors que la concurrence est nécessaire, elle implique l' idée du monopole, puisque le monopole est comme le siége de chaque individualité concurrente. Aussi les économistes ont démontré, et M Rossi l' a formellement reconnu, que le monopole est la forme de la possession sociale, hors de laquelle point de travail, point de produit, point d' échange, point de richesse. Toute possession terrienne est un monopole ; toute utopie industrielle tend à se constituer en monopole, et il faut en dire autant des autres fonctions non comprises dans ces deux catégories. Le monopole par lui-même n' emporte donc pas l' idée d' injustice ; bien plus, il y a quelque chose en lui qui, étant de la société aussi bien que de l' homme, le légitime : c' est là le côté positif du principe que nous allons examiner. Mais le monopole, de même que la concurrence, devient antisocial et funeste : comment cela ? -par l' abus , répondent les économistes. Et c' est à définir et réprimer les abus du monopole que

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les magistrats s' appliquent ; c' est à le dénoncer que la nouvelle école d' économistes met sa gloire. Nous montrerons que les soi-disant abus du monopole ne sont que les effets du développement, en sens négatif , du monopole légal ; qu' ils ne peuvent être séparés de leur principe, sans que ce principe soit ruiné ; conséquemment, qu' ils sont inaccessibles à la loi, et que toute répression à cet égard est arbitraire et injuste. De telle sorte que le monopole, principe constitutif de la société et condition de richesse, est en même temps et au même degré principe de spoliation et de paupérisme ; que plus on lui fait produire de bien, plus on en reçoit de mal ; que sans lui le progrès s' arrête, et qu' avec lui le travail s' immobilise et la civilisation s' évanouit. I-nécessité du monopole. Ainsi, le monopole est le terme fatal de la concurrence, qui l' engendre par une négation incessante d' elle-même : cette génération du monopole en est déjà la justification. Car, puisque la concurrence est inhérente à la société comme le mouvement l' est aux êtres vivants, le monopole qui vient à sa suite, qui en est le but et la fin, et sans lequel la concurrence n' eût point été acceptée, le monopole est et demeurera légitime aussi longtemps que la concurrence, aussi longtemps que les procédés mécaniques et les combinaisons industrielles, aussi longtemps enfin que la division du travail et la constitution des valeurs seront des nécessités et des lois. Donc, par le fait seul de sa génération logique, le monopole est justifié. Toutefois cette justification semblerai peu de chose et n' aboutirait qu' à faire rejeter plus énergiquement la concurrence, si le monopole ne pouvait à son tour se poser par lui-même, et comme principe. Dans les chapitres précédents, nous avons vu que la division du travail est la spécification de l' ouvrier, considéré surtout comme intelligence ; que la création des machines et l' organisation de l' atelier expriment sa liberté ; et que, par la concurrence, l' homme, ou la liberté intelligente, entre en action. Or, le monopole est

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l' expression de la liberté victorieuse, le prix de la lutte, la glorification du génie ; c' est le stimulant le plus fort de tous les progrès accomplis dès l' origine du monde : à telle enseigne que, comme nous le disions tout à l' heure, la société, qui ne peut subsister avec lui, n' eût point été faite sans lui. D' où vient donc au monopole cette vertu singulière, dont l' étymologie du mot et l' aspect vulgaire de la chose sont si loin de nous donner l' idée ? Le monopole n' est au fond que l' autocratie de l' homme sur lui-même : c' est le droit dictatorial accordé par la nature à tout producteur d' user de ses facultés comme il lui plaît, de donner l' essor à sa pensée dans telle direction qu' il préfère, de spéculer, en telle spécialité qu' il lui plaît de choisir, de toute la puissance de ses moyens, de disposer souverainement des instruments qu' il s' est créés et des capitaux accumulés par son épargne pour telle entreprise dont il lui semble bon de courir les risques, et sous la condition expresse de jouir seul du fruit de la découverte et des bénéfices de l' aventure. Ce droit est tellement de l' essence de la liberté, qu' à le dénier on mutile l' homme dans son corps, dans son âme et dans l' exercice de ses facultés, et que la société, qui ne progresse que par le libre essor des individus, venant à manquer d' explorateurs, se trouve arrêtée dans sa marche. Il est temps de donner, par le témoignage des faits, un corps à toutes ces idées. Je sais une commune où, de temps immémorial, il n' existait point de chemins ni pour le défrichement des terres, ni pour les communications au dehors. Pendant les trois quarts de l' année, toute importation ou exportation de denrées était interdite ; une barrière de boue et de marécages protégeait à la fois contre toute invasion de l' extérieur et contre toute excursion des habitants la bourgade sacro-sainte. Six chevaux, par les beaux jours, suffisaient à peine à enlever la charge d' une rosse allant au pas sur une belle route. Le maire du lieu résolut, malgré le conseil, de faire passer un chemin sur son territoire. Longtemps il fut bafoué, maudit, exécré. On s' était bien jusqu' à lui passé de route : qu' avait-il besoin de dépenser l' argent de la commune, et de faire perdre leur temps aux laboureurs en prestations, charrois et corvées ?

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C' était pour contenter son orgueil que monsieur le maire voulait , aux dépens des pauvres fermiers, ouvrir une si belle avenue aux amis de la ville qui viendraient le visiter ! ... malgré tout, la route fut faite, etpaysans de s' applaudir ! Quelle différence ! Disaient-ils : autrefois nous mettions huit chevaux pour conduire trente sacs au marché, et nous restions trois jours ; maintenant nous partons le matin avec deux chevaux, et nous revenons le soir . -mais dans tous ces discours il n' est plus question du maire. Depuis que l' événement lui a donné raison, on cesse de parler de lui : j' ai su même que la plupart lui en voulaient. Ce maire s' était conduit en Aristide. Supposons que, fatigué d' absurdes vociférations, il eût dès le principe proposé à ses administrés d' exécuter le chemin à ses frais, moyennant qu' on lui eût payé, pendant cinquante ans, un péage, chacun au surplus demeurant libre d' aller, comme par le passé, à travers champs : en quoi cette transaction aurait-elle été frauduleuse ? Voilà l' histoire de la société et des monopoleurs. Tout le monde n' est point à même de faire présent à ses concitoyens d' une route ou d' une machine : d' ordinaire, c' est l' inventeur qui, après s' être épuisé de santé et de bien, attend récompense. Refusez donc, en les raillant encore, à Arkwright, à Watt, à Jacquard, le privilége de leur découverte ; ils s' enfermeront pour travailler , et peut-être emporteront dans la tombe leur secret. Refusez au colon la possession du sol qu' il défriche, et personne ne défrichera. Mais, dit-on, est-ce là le véritable droit, le droit social, le droit fraternel ? Ce qui s' excuse au sortir de la communauté primitive, effet de la nécessité, n' est qu' un provisoire qui doit disparaître devant une intelligence plus complète des droits et des devoirs de l' homme et de la société. Je ne recule devant aucune hypothèse : voyons, approfondissons. C' est déjà un grand point que, de l' aveu des adversaires, pendant la première période de la civilisation, les choses n' aient pu se passer autrement. Il reste à savoir si les établissements de cette période ne sont en effet, comme on l' a dit, qu' un provisoire, ou bien le résultat de lois immanentes dans la société et éternelles. Or, la thèse que je soutiens dans ce moment est d' autant plus difficile, qu' elle est en opposition directe avec la tendance générale,

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et que tout à l' heure je devrai moi-même la renverser par sa contradiction. Je prie donc que l' on me dise comment il est possible de faire appel aux principes de sociabilité, de fraternité et de solidarité, alors que la société elle-même repousse toute transaction solidaire et fraternelle ? Au début de chaque industrie, à la première lueur d' une découverte, l' homme qui invente est isolé ; la société l' abandonne et reste en arrière. Pour mieux dire, cet homme, relativement à l' idée qu' il a conçue et dont il poursuit la réalisation, devient à lui seul la société tout entière. Il n' a plus d' associés, plus de collaborateurs, plus de garants ; tout le monde le fuit : à lui seul la responsabilité, à lui seul donc les avantages de la spéculation. On insiste : c' est aveuglement de la part de la société, délaissement de ses droits et de ses intérêts les plus sacrés, du bien-être des générations futures ; et le spéculateur, mieux renseigné ou plus heureux, ne peut sans déloyauté profiter du monopole que l' ignorance universelle lui livre. Je soutiens que cette conduite de la société est, quant au présent, un acte de haute prudence ; et quant à l' avenir, je montrerai qu' elle n' y perd pas. J' ai déjà fait voir, Chapii, par la solution de l' antinomie de la valeur, que l' avantage de toute découverte utile est incomparablement moindre pour l' inventeur, quoi qu' il fasse, que pour la société ; j' ai porté la démonstration sur ce point jusqu' à la rigueur mathématique. Plus tard je montrerai encore qu' en sus du bénéfice qui lui est assuré sur toute découverte, la société exerce, sur les priviléges qu' elle concède, soit temporairement, soit à perpétuité, des répétitions de plusieurs sortes, qui couvrent largement l' excès de certaines fortunes privées, et dont l' effet ramène promptement l' équilibre. Mais n' anticipons pas. J' observe donc que la vie sociale se manifeste d' une double manière, conservation et développement . Le développement s' effectue par l' essor des énergies individuelles ; la masse est de sa nature inféconde, passive et réfractaire à toute nouveauté. C' est, si j' ose employer cette comparaison, la matrice, stérile par elle-même, mais où viennent se déposer les germes créés par l' activité privée, qui, dans la société hermaphrodite, fait véritablement fonction d' organe mâle.

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Mais la société ne se conserve qu' autant qu' elle se dérobe à la solidarité des spéculations particulières, et qu' elle laisse absolument toute innovation aux risques et périls des individus. On pourrait en quelques pages dresser la liste des inventions utiles. Les entreprises menées à bonne fin se comptent : aucun nombre n' exprimerait la multitude d' idées fausses et d' essais imprudents qui tous les jours éclosent dans les cerveaux humains. Il n' est pas un inventeur, pas un ouvrier, qui, pour une conception saine et juste, n' ait enfanté des milliers de chimères ; pas une intelligence qui, pour une étincelle de raison , ne jette des tourbillons de fumée. S' il était possible de faire deux parts de tous les produits de la raison humaine, et de mettre d' un côté les travaux utiles, de l' autre tout ce qui a été dépensé de force, d' esprit, de capitaux et de temps pour l' erreur, on verrait avec effroi que l' emport de ce compte sur le premier est peut-être d' un milliard pour cent. Que deviendrait la société, si elle devait acquitter ce passif et solder toutes ces banqueroutes ? Que deviendraient à leur tour la responsabilité et la dignité du travailleur, si, couvert de la garantie sociale, il pouvait, sans risques pour lui-même, se livrer à tous les caprices d' une imagination en délire, et jouer à chaque instant l' existence de l' humanité ? De tout cela, je conclus que ce qui s' est pratiqué dès l' origine, se pratiquera jusqu' à la fin, et que sur ce point, comme sur tout autre, si nous devons viser à la conciliation, il est absurde de penser que rien de ce qui existe puisse être aboli. Car, le monde des idées étant infini comme la nature, et les hommes sujets à spéculation, c' est-à-dire à erreur, aujourd' hui comme jamais, il y a constamment pour les individus excitation à spéculer, pour la société raison de se méfier et de se tenir en garde, par conséquent toujours matière à monopole. Pour se tirer de ce dilemme, que propose-t-on ? Le rachat ? En premier lieu, le rachat est impossible : toutes les valeurs étant monopolisées, où la société prendrait-elle de quoi indemniser les monopoleurs ? Quelle serait son hypothèque ? D' autre part, le rachat serait parfaitement inutile : quand tous les monopoles auraient été rachetés, resterait à organiser l' industrie. Où est le système ? Sur quoi l' opinion est-elle fixée ? Quels problèmes ont été résolus ? Si l' organisation est en mode hiérarchique, nous rentrons

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dans le régime du monopole ; si elle est en mode démocratique, nous revenons au point de départ ; les industries rachetées tomberont dans le domaine public, c' est-à-dire dans la concurrence, et peu à peu redeviendront monopoles ; -enfin, si l' organisation est en mode communiste, nous n' aurons fait que passer d' une impossibilité dans une autre ; car, comme nous le démontrerons en son temps, la communauté, de même que la concurrence et le monopole, est antinomique, impossible. Afin de ne point engager la fortune sociale dans une solidarité illimitée , et partant funeste, se contentera-t-on d' imposer des règles à l' esprit d' invention et d' entreprise ? Créera-t-on une censure pour les hommes de génie et pour les fous ? C' est supposer que la société connaît d' avance ce qu' il s' agit précisément de découvrir. Soumettre à un examen préalable les projets des entrepreneurs, c' est interdire à priori tout mouvement. Car, encore une fois, relativement au but qu' il se propose, il est un moment où chaque industriel représente dans sa personne la société elle-même, voit mieux et de plus loin que tous les autres hommes réunis, et cela bien souvent, sans qu' il puisse seulement s' expliquer ni être compris. Lorsque Copernic, Kepler et Galilée, prédécesseurs de Newton, s' en vinrent dire à la société chrétienne, alors représentée par l' église : la bible s' est trompée ; la terre tourne et le soleil est immobile ; ils avaient raison contre la société qui, sur la foi des sens et des traditions, les démentait. La société aurait-elle donc pu accepter la solidarité du système copernicien ? Elle le pouvait si peu, que ce système contredisait ouvertement sa foi, et qu' en attendant l' accord de la raison et de la révélation, Galilée, un des inventeurs responsables, subit la torture en témoignage de l' idée nouvelle. Nous sommes plus tolérants, je le suppose ; mais cette tolérance même prouve qu' en accordant plus de liberté au génie, nous n' entendons pas être moins discrets que nos aïeux . Les brevets d' invention pleuvent, mais sans garantie du gouvernement . Les titrede propriété sont placés sous la garde des citoyens ; mais ni le cadastre, ni la charte n' en garantissent la valeur : c' est au travail à faire valoir. Et quant aux missions scientifiques et autres que le gouvernement se met parfois en veine de confier à des explorateurs sans argent, elles sont une rapine et une corruption de plus.

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