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Plus dun siècle après sa mort, Karl Marx apparaît bien comme le premier théoricien du «socialisme scientifique» (même sil nest pas linventeur de cette expression, déjà utilisée avant lui par Proudhon) et, à ce titre, comme linitiateur du mouvement ouvrier international contemporain. Toutefois, la présentation de sa théorie na jamais cessé dêtre lenjeu de luttes idéologiques, donc, en dernière instance, politiques.
Ces luttes apparaissent dès la période de sa propre activité: elles continuent dans la deuxième période de lhistoire du mouvement ouvrier, celle de la formation des partis socialistes de masse et de la IIe Internationale; dans la troisième période, celle du développement de limpérialisme et de la révolution soviétique; et, dans la quatrième, la période actuelle, celle de la généralisation des luttes révolutionnaires à léchelle mondiale, des scissions du mouvement communiste international et de la crise du «socialisme réalisé».
Il importe toujours, pour comprendre ces luttes, de remonter à leur signification pratique.
Ainsi en est-il des controverses qui portent sur la nature et le sens de la philosophie qui «fonderait» la théorie et la pratique du marxisme: hégélienne? anti-hégélienne? Matérialisme naturaliste, où lhistoire humaine apparaît comme le prolongement de lévolution biologique et même géologique, où les lois de lhistoire sont des cas particuliers dune dialectique universelle de la nature? Ou bien philosophie humaniste, fondée sur la critique de toutes les aliénations de la société bourgeoise, sur lidéal éthique dune libération de lhomme, sur lirréductibilité créatrice de la pratique historique? Mais la théorie de Marx est-elle au juste fondée sur une philosophie?
Ainsi en est-il également des controverses qui portent sur le rôle de Marx dans lhistoire du mouvement ouvrier, et en particulier dans la Ire Internationale, donc sur le sens des luttes de factions qui sy sont déroulées et les circonstances de sa dissolution. Marx a-t-il été en quelque sorte linvité du mouvement ouvrier? A-t-il introduit de lextérieur dans le mouvement ouvrier une théorie forgée en tant quobservateur (et non participant) des événements historiques? A-t-il su, par une tactique souple, faire triompher dans le mouvement ouvrier sa tendance contre dautres, en attendant que leur conflit conduise à la scission? Ou bien a-t-il été le véritable créateur de lInternationale, a-t-il exprimé les tendances profondes du mouvement, en facilitant le processus, en se faisant linterprète de lhistoire pour instruire et guider les dirigeants de la classe ouvrière?
En fait, dans ces questions philosophiques comme dans ces questions historiques, il sagit dun même paradoxe: ce que Marx semble apporter du dehors au mouvement du prolétariat, cest en réalité une idéologie prolétarienne de classe, autonome. Au contraire, les porte-parole autochtones du prolétariat nont dabord été, en fait, que des représentants de lidéologie petite-bourgeoise. Cest en ce sens très particulier que le marxisme a été importé dans la classe ouvrière par luvre dun intellectuel: cette importation est le même processus que celui par lequel le prolétariat trouve les formes dorganisation qui commandent son rôle historique dans la lutte des classes. Et, par conséquent, ce sont, pour chaque époque, les conditions pratiques permettant ou empêchant la fusion de la théorie révolutionnaire et du mouvement ouvrier qui sont en jeu dans linterprétation de luvre de Marx et de son rôle.
1. Les étapes de la vie politique de Marx
La jeunesse (1818-1846)
À lépoque de la jeunesse de Karl Marx, la contradiction principale doù résultent les caractéristiques de lhistoire européenne commence seulement à se manifester comme contradiction de la bourgeoisie capitaliste et du prolétariat industriel. Son développement est extrêmement inégal.
En Allemagne, où Marx reste jusquà la fin de 1843, la bourgeoisie nest dominante quen Rhénanie où Marx est né; son père est, à Trèves, un avocat libéral, dorigine juive, converti au protestantisme. La question principale est celle de lunité nationale. LÉtat prussien, qui fait payer à la paysannerie et à la bourgeoisie libérale la guerre de libération de 1814 par une très dure répression, tente de réaliser lunité nationale par lalliance des classes dominantes, bourgeoisie et féodalité foncière. Marx est étudiant en philosophie et en droit à Bonn, puis à Berlin; il est docteur en philosophie en 1841 avec sa thèse Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure (Differenz der demokritischen und epikureischen Naturphilosophie ), mais ne parvient pas à obtenir une chaire de professeur; il est membre du cercle des hégéliens de gauche, animé par Bruno Bauer. Il devient journaliste, puis rédacteur en chef de la Rheinische Zeitung de tendance démocratique révolutionnaire, finalement interdite par le gouvernement prussien.
En France, où Marx émigre en octobre 1843, le développement de la grande industrie commence, la classe ouvrière devient une force décisive dans la lutte politique contre la domination de la grande bourgeoisie agraire et de l«aristocratie financière», en même temps quelle commence de développer sa lutte contre le capital. La France est le pays classique des premières formes didéologie politique du prolétariat (blanquisme, socialisme et communisme utopiques: Saint-Simon, Fourier, Proudhon, Cabet), dominées par lidéologie humaniste de la petite bourgeoisie radicale. La forme dorganisation correspondante est la secte, voire la société secrète. Marx, qui reste à Paris jusquen février 1845, en est expulsé par Guizot à la demande de la Prusse. Il publie, dans les Annales franco-allemandes , «Sur la question juive» et «Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel» («Zur Kritik der hegelschen Rechtsphilosophie», article paru en 1844 dans les Deutsch-französische Jahrbücher ): dans les limites dune critique de lÉtat et de lidéologie (représentée sous sa forme religieuse), le prolétariat apparaît, dans ces textes, comme la force historique destinée à renverser les rapports sociaux existants, réalisant ainsi lémancipation humaine, par opposition à lémancipation fictive, simplement juridique, réalisée par la bourgeoisie.
À Paris, Marx, devenu communiste, fréquente assidûment les cercles douvriers socialistes français et allemands émigrés (notamment la Ligue des justes). Il est profondément influencé par le saint-simonisme auquel linitie son ami H. Heine. Le communisme, forme la plus radicale de lidéologie révolutionnaire de la classe ouvrière, lui apparaît non pas comme un idéal dégalitarisme et de fraternité religieuse, mais comme «la forme nécessaire et le principe énergétique du futur prochain», le résultat de lapprofondissement des contradictions de la société actuelle. Marx étudie à travers léconomie politique anglaise (et française) la contradiction du travail aliéné , qui, dans la société bourgeoise, dépossède le producteur dautant plus quil produit davantage (Manuscrits économico-politiques de 1844 ). En collaboration avec Engels, il critique dans La Sainte Famille , dun point de vue matérialiste, la philosophie idéaliste de lhistoire, le point de vue simplement critique sur la société, qui traduit limpuissance historique de la petite bourgeoisie intellectuelle. Cest la lutte de masse du prolétariat qui à ses yeux est la véritable critique de tout lordre social existant.
En 1845, Marx, réfugié à Bruxelles, travaille avec Engels à élaborer une conception matérialiste de lhistoire, fondement théorique dun socialisme prolétarien autonome (Thèses sur Feuerbach et LIdéologie allemande , manuscrits publiés après la mort de Marx). Il milite activement dans les groupes révolutionnaires douvriers allemands. Il joue un rôle décisif dans la création de la première organisation ouvrière internationale, la Ligue des communistes (1847), qui, sous son influence et celle dEngels, substitue à sa première devise: «Tous les hommes sont frères» le mot dordre: «Prolétaires de tous les pays, unissez-vous!»
À la même époque, Marx effectue ses premiers voyages en Angleterre, seul pays européen où la grande industrie capitaliste est déjà dominante et où la classe ouvrière commence à sorganiser en mouvements économiques et politiques de masse (chartisme, trade-unions), comme le montre Engels dans La Situation de la classe laborieuse en Angleterre .
Du point de vue théorique, la période de jeunesse de Marx la conduit de la philosophie idéaliste allemande, dont la dialectique hégélienne était la forme la plus systématique, au matérialisme «critique» (sous linfluence prépondérante de Feuerbach), puis au matérialisme historique. Ce processus de transformation a permis la combinaison de la philosophie allemande et du socialisme (essentiellement français). Une telle combinaison sesquisse alors chez dautres théoriciens du mouvement ouvrier (par exemple, Proudhon), sans quils parviennent à surmonter les difficultés quelle comporte: de ce fait même, leur position reste largement contradictoire. Cette contradiction a sa contrepartie pratique immédiate: par exemple, dans lincapacité de reconnaître le caractère objectivement international de la lutte du prolétariat, et la nécessité, pour lutter contre la domination économique de la bourgeoisie, de lutter aussi contre sa domination politique. Misère de la philosophie , dit lanti-Proudhon (1846), et le Manifeste du Parti communiste (rédigé en 1847 pour la Ligue des communistes) constituent les premiers exposés cohérents du matérialisme historique, cest-à-dire les premiers textes de Marx dont la position théorique soit irréductible à toute forme antérieure, où la position spécifique du prolétariat devient dominante en même temps quelle trouve sa formulation. La rupture est à la fois théorique et politique. Mais elle ne constitue que le début dune évolution incessante, marquée de découvertes et de «rectifications» successives, en particulier quant à sa représentation encore quelque peu messianique du prolétariat comme classe soumise à une paupérisation absolue et donc «radicalement dénuée dillusions» (nationalistes, morales, religieuses) et quant à son interprétation «catastrophiste» des crises capitalistes.
La révolution de 1848
Expulsé de Bruxelles en mars 1848, Marx est au même moment invité à rentrer en France par le gouvernement provisoire issu de la révolution de Février à linstigation de ses membres ouvriers. Il soppose au projet de certains émigrés dune expédition militaire en Allemagne. Lorsque éclate le soulèvement pour lunité nationale et le gouvernement démocratique, Marx rédige les Revendications du Parti communiste en Allemagne , programme dune possible unité daction entre la bourgeoisie libérale et le prolétariat. À partir davril-mai 1848, il met cette idée en pratique, en dirigeant à Cologne la section de la Ligue des communistes, en fondant une association de travailleurs de sept mille adhérents, en prenant la direction de la Neue rheinische Zeitung (à laquelle collaborent Engels, Lassalle, les frères Wolff...): à ce journal, dit-il, «on ne pouvait donner quun drapeau, celui de la démocratie, mais celui dune démocratie qui mettrait en évidence en toute occasion le caractère spécifiquement prolétarien quelle ne pouvait encore arborer». Il participe au Comité de salut public créé à Cologne. Par là, sesquisse une action révolutionnaire de masse qui dépasse largement le cadre initial de la secte socialiste.
Après les articles de Marx contre les massacres des ouvriers français pendant les journées de Juin, les commanditaires libéraux de la Nouvelle Gazette rhénane se retirent. La contre-révolution monarchique, féodale et grande-bourgeoise progresse en Allemagne en même temps que la contre-révolution bourgeoise lemporte en France. La bourgeoisie allemande choisit lalliance avec les grands propriétaires fonciers, sous lhégémonie de lÉtat prussien, contre le libéralisme politique et lunité nationale. Marx, accusé de subversion, est acquitté par le jury de Cologne. Rompant avec la bourgeoisie démocratique queffraie la révolution, il reprend le travail dorganisation et de formation théorique des organisations ouvrières (Travail salarié et capital , publié en 1849 sous le titre de Lohnarbeit und Kapital , à partir de conférences faites en 1847 à Bruxelles), tout en essayant de contribuer à la résistance armée des révolutionnaires rhénans. Au printemps 1849, Marx est expulsé dAllemagne, puis, afin déchapper à lassignation à résidence par le gouvernement français, il se réfugie à Londres (sur tous ces événements, lire Révolution et contre-révolution en Allemagne dEngels).
Après léchec des révolutions en France et en Europe, Marx est un temps persuadé que la reprise du soulèvement est imminente en France. Aux sections de la Ligue des communistes reconstituée, il écrit: «Le parti du prolétariat doit se différencier des démocrates petits-bourgeois qui veulent terminer la révolution au plus vite [...] et rendre la révolution permanente jusquà ce que toutes les classes plus ou moins possédantes aient été chassées du pouvoir [...] dans tous les pays principaux du monde» (1850). Au même moment, apparaît pour la première fois chez lui la notion de dictature du prolétariat , forme politique indispensable pour «maintenir la révolution en permanence jusquà la réalisation du communisme».
En comparant le déroulement des révolutions française et allemande, en étudiant leur interdépendance et les conditions économiques dans lesquelles elles se déroulent, Marx énonce une quadruple conclusion:
Létat du rapport des forces entre les classes qui luttent les unes contre les autres dans la société moderne dépend de la conjoncture économique: laffaiblissement de la bourgeoisie et son isolement résultent de la crise commerciale mondiale de 1847, son renforcement en 1848-1849 dépend du retour de la prospérité industrielle. «Une véritable révolution nest possible que dans les périodes où ces deux facteurs les forces productives modernes et les formes de production bourgeoises entrent en conflit les unes avec les autres.»
Le succès de la révolution prolétarienne dépend de la capacité de détacher la petite paysannerie propriétaire, pauvre, de la bourgeoisie et de lÉtat qui lexploitent indirectement, et de la rallier à la lutte, sous la direction de la classe ouvrière, contre les classes dominantes.
Le développement des contradictions sociales en Angleterre, la lutte autonome du prolétariat contre la bourgeoisie française, la guerre démocratique en Allemagne et en Europe centrale sont les facteurs inséparables dun même processus révolutionnaire. Lordre contre-révolutionnaire et la répression reposent en Europe sur la solidarité des classes possédantes.
LÉtat moderne est linstrument de cette domination et de cette solidarité, le garant du maintien de lexploitation. La république démocratique bourgeoise, reposant sur le suffrage universel et le mécanisme des partis, est la forme normale de la dictature de la bourgeoisie ; cest le régime politique qui permet lunité des différentes fractions de la bourgeoisie, la domination de la bourgeoisie sur la classe paysanne et la petite bourgeoisie. Cest pourquoi la révolution prolétarienne ne peut lemporter quà condition de «concentrer contre lÉtat toutes ses forces de destruction», de «briser la machine dÉtat que toutes les révolutions politiques nont fait que perfectionner».
Ces conclusions sont énoncées notamment dans Les Luttes de classes en France (Die Klassenkämpfe in Frankreich , 1850) et dans Le 18-Brumaire de Louis Bonaparte (1852).
La clé de la révolution ininterrompue jusquau communisme est donc dans le développement des contradictions de la production capitaliste, dans la concentration du prolétariat en un mouvement politique de masse et dans la connaissance exacte de ces conditions. La Ligue des communistes est dissoute. Marx critique tout volontarisme: «Lorsque lépoque des révolutions de 1848-1849 fut close, Marx se dressa contre toute tentative de jouer à la révolution, exigeant que lon sût travailler dans la nouvelle époque qui préparait, sous une «paix» apparente, de nouvelles révolutions» (Lénine, Karl Marx ). La théorie du «parti révolutionnaire» qui sébauchait déjà dans le Manifeste et dans Misère de la philosophie quon peut désigner comme théorie du «parti conscience» inclut à la fois le moment de la lutte économique (syndicale) et celui de la lutte politique. Elle sexprime philosophiquement dans les concepts de «classe en soi» et de «classe pour soi», qui disparaîtront plus tard.
«Le Capital » et lInternationale (1850-1870)
La période qui va de 1850 à 1870 est dabord celle du triomphe de la contre-révolution sur le continent et même en Angleterre. Cest la période de lalliance entre les gouvernements russe, anglais, français, prussien, autrichien qui saccordent, tout en se querellant, pour maintenir lordre existant. Cest la période des premiers affrontements impérialistes pour le partage du monde. Cest la période où la révolution industrielle capitaliste (dont lAngleterre, qui domine le marché mondial, reste le centre) sétend en profondeur à la France, à lAllemagne, aux États-Unis. Mais cest aussi, à partir des années 1860, la période des luttes de libération nationale en Europe (Irlande, Pologne), la période de laccroissement massif de la classe ouvrière, des progrès de son organisation syndicale, des premières grandes grèves.
La préparation du «Capital»
«Marx vit dans un grand isolement [...]. Lorsquon lui rend visite, on est accueilli non par des salutations, mais par des catégories économiques» (Pieper à Engels, janv. 1851). Il poursuit des travaux théoriques acharnés, notamment à la salle de lecture du British Museum, qui portent surtout sur léconomie politique, mais également sur la philosophie, sur lhistoire, sur les sciences naturelles, sur les mathématiques. En 1866 encore, il écrit: «Bien que je consacre beaucoup de temps aux travaux préparatoires pour le Congrès de Genève [de lInternationale], je ne puis, ni ne veux my rendre, car il mest impossible dinterrompre mon travail pendant un temps aussi long. Par ce travail, jestime faire quelque chose de bien plus important pour la classe ouvrière que tout ce que je pourrais faire personnellement dans un congrès quelconque» (lettre à Kugelmann du 23 août 1866).
Aujourdhui, grâce à la publication des différents manuscrits qui sétendent de 1857 (Grundrisse ) à 1867 (livre I du Capital ), on peut se faire une idée plus précise de lampleur et des étapes de cette recherche. Elle se concentre autour de deux grands thèmes. Dun côté (à travers la critique de Proudhon et du «socialisme ricardien», qui comme chez Hodgskin cherchait à fonder sur la «loi de la valeur » smithienne un plan de redistribution de la richesse sociale), elle démasque au fondement du concept classique déchange (et de marché ) une représentation anthropologique naturaliste et essentiellement juridique. De lautre, elle confronte le concept ricardien de la productivité du capital à lanalyse du procès de travail et des conditions de vie de la classe ouvrière (notamment par lutilisation systématique des rapports des «inspecteurs de fabriques» anglais, tel L. Horner, qui décrivent en détail lintensification du «surtravail» par la révolution industrielle). Laccumulation capitaliste apparaît alors comme une dialectique sociale du «travail mort» et du «travail vivant», du développement de la «force productive» (manuelle et intellectuelle) et de lexploitation, dont l«automouvement» engendre progressivement tout le système des rapports sociaux de la «société bourgeoise».
Ce travail est fréquemment interrompu par suite de la terrible misère matérielle dans laquelle il vit: «Je ne pense pas quon ait jamais écrit sur largent tout en en manquant à ce point. La plupart des auteurs qui en ont traité vivaient en bonne intelligence avec le sujet de leurs recherches» (à Engels, 21 janv. 1859). Plusieurs enfants de Marx meurent alors en bas âge. Les huissiers prennent, à sa poursuite, le relais de la police.
Marx collabore à différents journaux démocratiques, puis socialistes, notamment le New York Daily Tribune , où paraissent ses analyses de la politique internationale, de la colonisation anglaise, de la conjoncture économique (la crise de 1857), des mécanismes du crédit et de la circulation monétaire, du système industriel. À partir de 1859, il prend la direction effective de Das Volk , organe de lAssociation culturelle des ouvriers allemands de Londres. Il collabore aux journaux chartistes et socialistes anglais (le Peoples Paper ).
En 1859, Marx publie la première partie de la Contribution à la critique de léconomie politique , où figurent sa théorie de la marchandise et celle de largent (seule publiée); en 1860, Herr Vogt , contre les falsifications de lhistoire du mouvement ouvrier par un naturaliste, ancien député à lAssemblée de Francfort, dont les archives saisies par la Commune prouveront après coup quil était lagent de Napoléon III; en 1867, le livre Ier du Capital , résultat du travail de quinze ans, «certainement le plus redoutable missile qui ait été lancé à la tête des bourgeois y compris les propriétaires fonciers».
Dans la Préface de la Contribution , Marx avait résumé «le résultat général qui, une fois acquis, servit de fil conducteur à [ses] études». Ces formulations allaient constituer plus tard lexposé «canonique» des principes du matérialisme historique: «Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. Lensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur quoi sélève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie sociale, politique et intellectuelle en général. Ce nest pas la conscience des hommes qui détermine leur être; cest inversement leur être social qui détermine leur conscience. À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui nen est que lexpression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles sétaient mues jusqualors. De formes de développement des forces productives quils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors souvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute lénorme superstructure. Lorsquon considère de tels bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel des conditions de production économiques quon peut constater dune manière scientifiquement rigoureuse et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusquau bout. Pas plus quon ne juge un individu sur lidée quil se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les rapports de production. Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives quelle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne sy substituent avant que les conditions dexistence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société. Cest pourquoi lhumanité ne se propose jamais que des tâches quelle peut accomplir, car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours que la tâche elle-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour la remplir existent déjà ou du moins sont en voie de constitution. À grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés dépoques progressives de la formation sociale économique. Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme antagonique du processsus de production sociale, non pas dans le sens dun antagonisme individuel, mais dun antagonisme qui naît des conditions dexistence sociale des individus; cependant les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles pour résoudre cette contradiction. Avec cette formation sociale sachève donc la préhistoire de la société humaine.»
LInternationale
Mais, en 1864, avait été fondée, à loccasion dun meeting en faveur de la liberté de la Pologne, lAssociation internationale des travailleurs, connue sous le nom de Ire Internationale. Elle rassemble des organisations ouvrières anglaises, allemandes, françaises, suisses, belges, puis italiennes, espagnoles, américaines, etc., dinspirations idéologiques très diverses (proudhoniens, lassalliens, bakouniniens, mazziniens, trade-unionistes, libéraux anglais, etc.); leur réunion est, selon Marx, «le produit spontané du mouvement prolétaire, engendré lui-même par les tendances naturelles, irrépressibles de la société moderne», cest-à-dire par le développement des luttes politiques et économiques de classes.
Marx est invité, dès lorigine, à faire partie du Comité provisoire, puis du Conseil général de lInternationale. Il fait triompher, contre le projet dun simple organisme consultatif de liaison et de solidarité, la conception dun organisme de direction politique chargé délaborer à partir des situations locales «une tactique unique pour la lutte prolétarienne de la classe ouvrière dans les divers pays» (Lénine, Karl Marx ). «Je suis en fait à la tête de cette affaire» (Marx à Engels, 13 mars 1865).
Le Conseil général se réunit toutes les semaines, reçoit en permanence des correspondants, organise la solidarité matérielle aux grèves des différents pays par des collectes internationales. LA.I.T. réussit ainsi à interdire lembauche des ouvriers étrangers par les entreprises dont les travailleurs sont en grève. Elle contribue à la mobilisation de la classe ouvrière anglaise qui empêche lAngleterre dintervenir dans la guerre de Sécession aux côtés du Sud (1862), à la mobilisation de la classe ouvrière américaine contre le conflit anglo-américain (mai 1869): «La classe ouvrière apparaît sur la scène historique, non plus comme un exécutant docile, mais comme une force indépendante [...] capable de dicter la paix là où ses soi-disant maîtres crient à la guerre.» Elle mène une lutte politique et idéologique active pour le soutien des mouvements de libération nationale en Europe. Elle entreprend plusieurs enquêtes sur la condition ouvrière à partir dun questionnaire établi par Marx: «Il faut avoir une connaissance exacte et positive des conditions dans lesquelles travaille et se meut la classe ouvrière» (1865). Elle diffuse, sous forme dadresses , publiées dans les différents pays, et par la presse des sections nationales, les textes de base dune formation théorique de la classe ouvrière.
Lactivité de lInternationale nen reste pas moins dominée par des luttes idéologiques incessantes.
Le socialisme français est massivement proudhonien, hostile à «toute action révolutionnaire (cest-à-dire qui jaillit de la lutte des classes elles-mêmes), à tout mouvement concentré social, cest-à-dire réalisable également par des moyens politiques (comme, par exemple, la diminution légale de la durée de la journée de travail); et cela sous prétexte de liberté, dantigouvernementalisme ou dindividualisme antiautoritaire» (Marx à Kugelmann, nov. 1866).
Le socialisme anglais est trade-unioniste, réformiste et légaliste, hésitant devant la lutte économique de classes qui risque à ses yeux dentraîner la hausse des prix. Il séloigne de plus en plus de la tradition chartiste et se concentre pour longtemps dans le milieu de l«aristocratie ouvrière».
Le socialisme allemand est en majorité organisé dans lAssociation générale des travailleurs allemands, fondée en 1863 par F. Lassalle, qui nourrit de façon répétée lillusion dune intervention socialiste de lÉtat prussien: «Elle greffe le césarisme sur les principes démocratiques» (lettre à Marx de trois ouvriers berlinois, 1865).
Au conseil général de lA.I.T. saffrontent les expressions de ces diverses tendances. Lautorité intellectuelle de Marx, le soutien quil reçoit dune majorité de sections imposent généralement les vues du «socialisme scientifique». Sans quil soit, bien évidemment, question de «marxisme», cest en ce sens que se prononcent généralement les congrès successifs:
Pour la lutte économique de classes et son organisation dans les syndicats, qui sont les «écoles du socialisme». «Si la classe ouvrière, note Marx, lâchait pied dans son conflit quotidien avec le capital, elle se priverait certainement elle-même de la possibilité dentreprendre tel ou tel mouvement de plus grande envergure». Mais «les ouvriers ne doivent pas sexagérer le résultat final de cette lutte quotidienne. Ils luttent contre les effets et non contre les causes». Ils doivent donc inscrire sur leur drapeau le mot dordre révolutionnaire: «Abolition du salariat», qui est leur objectif final» (Salaire, prix et profit , rapport de 1865 à lInternationale).
Pour lappropriation collective des moyens de production par la classe ouvrière, contre le rêve du retour à leur propriété individuelle (Bruxelles, 1868, Bâle, 1869).
Contre lindifférence (des proudhoniens) aux luttes nationales, contre la résistance des ouvriers européens à se désolidariser de leur bourgeoisie et à lutter aux côtés des peuples quelle exploite (par exemple, dans la question irlandaise).
Pour lorganisation de la lutte politique de classe dans lappareil politique existant, sous la forme dun parti organisé (les anarchistes veulent lautonomie des sections locales, Marx exige la reconnaissance de la tendance générale de lInternationale); pour lincorporation des intellectuels révolutionnaires au mouvement ouvrier (les proudhoniens voudraient exclure tous ceux qui ne sont pas des ouvriers manuels).
Ainsi, par une combinaison inégale de thèses théoriques et dexpériences concrètes, se constitue progressivement un concept de «politique prolétarienne» échappant au dilemme de lapolitisme (ou de la négation abstraite de lÉtat) et du légalisme (voire de létatisme), qui oppose à la pratique bourgeoise de la politique une autre pratique (de masse) de la politique. Lhistoriographie récente a confirmé la réalité de cette tendance. Elle en a aussi montré les limites.
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