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Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865)



Marx et Marxisme (0) 

Plus d’un siècle après sa mort, Karl Marx apparaît bien comme le premier théoricien du «socialisme scientifique» (même s’il n’est pas l’inventeur de cette expression, déjà utilisée avant lui par Proudhon) et, à ce titre, comme l’initiateur du mouvement ouvrier international contemporain. Toutefois, la présentation de sa théorie n’a jamais cessé d’être l’enjeu de luttes idéologiques, donc, en dernière instance, politiques.

Ces luttes apparaissent dès la période de sa propre activité: elles continuent dans la deuxième période de l’histoire du mouvement ouvrier, celle de la formation des partis socialistes de masse et de la IIe Internationale; dans la troisième période, celle du développement de l’impérialisme et de la révolution soviétique; et, dans la quatrième, la période actuelle, celle de la généralisation des luttes révolutionnaires à l’échelle mondiale, des scissions du mouvement communiste international et de la crise du «socialisme réalisé».

Il importe toujours, pour comprendre ces luttes, de remonter à leur signification pratique.

Ainsi en est-il des controverses qui portent sur la nature et le sens de la philosophie qui «fonderait» la théorie et la pratique du marxisme: hégélienne? anti-hégélienne? Matérialisme naturaliste, où l’histoire humaine apparaît comme le prolongement de l’évolution biologique et même géologique, où les lois de l’histoire sont des cas particuliers d’une dialectique universelle de la nature? Ou bien philosophie humaniste, fondée sur la critique de toutes les aliénations de la société bourgeoise, sur l’idéal éthique d’une libération de l’homme, sur l’irréductibilité créatrice de la pratique historique? Mais la théorie de Marx est-elle au juste fondée sur une philosophie?

Ainsi en est-il également des controverses qui portent sur le rôle de Marx dans l’histoire du mouvement ouvrier, et en particulier dans la Ire Internationale, donc sur le sens des luttes de factions qui s’y sont déroulées et les circonstances de sa dissolution. Marx a-t-il été en quelque sorte l’invité du mouvement ouvrier? A-t-il introduit de l’extérieur dans le mouvement ouvrier une théorie forgée en tant qu’observateur (et non participant) des événements historiques? A-t-il su, par une tactique souple, faire triompher dans le mouvement ouvrier sa tendance contre d’autres, en attendant que leur conflit conduise à la scission? Ou bien a-t-il été le véritable créateur de l’Internationale, a-t-il exprimé les tendances profondes du mouvement, en facilitant le processus, en se faisant l’interprète de l’histoire pour instruire et guider les dirigeants de la classe ouvrière?

En fait, dans ces questions philosophiques comme dans ces questions historiques, il s’agit d’un même paradoxe: ce que Marx semble apporter du dehors au mouvement du prolétariat, c’est en réalité une idéologie prolétarienne de classe, autonome. Au contraire, les porte-parole autochtones du prolétariat n’ont d’abord été, en fait, que des représentants de l’idéologie petite-bourgeoise. C’est en ce sens très particulier que le marxisme a été importé dans la classe ouvrière par l’œuvre d’un intellectuel: cette importation est le même processus que celui par lequel le prolétariat trouve les formes d’organisation qui commandent son rôle historique dans la lutte des classes. Et, par conséquent, ce sont, pour chaque époque, les conditions pratiques permettant ou empêchant la fusion de la théorie révolutionnaire et du mouvement ouvrier qui sont en jeu dans l’interprétation de l’œuvre de Marx et de son rôle.

1. Les étapes de la vie politique de Marx

La jeunesse (1818-1846)

À l’époque de la jeunesse de Karl Marx, la contradiction principale d’où résultent les caractéristiques de l’histoire européenne commence seulement à se manifester comme contradiction de la bourgeoisie capitaliste et du prolétariat industriel. Son développement est extrêmement inégal.

En Allemagne, où Marx reste jusqu’à la fin de 1843, la bourgeoisie n’est dominante qu’en Rhénanie où Marx est né; son père est, à Trèves, un avocat libéral, d’origine juive, converti au protestantisme. La question principale est celle de l’unité nationale. L’État prussien, qui fait payer à la paysannerie et à la bourgeoisie libérale la guerre de libération de 1814 par une très dure répression, tente de réaliser l’unité nationale par l’alliance des classes dominantes, bourgeoisie et féodalité foncière. Marx est étudiant en philosophie et en droit à Bonn, puis à Berlin; il est docteur en philosophie en 1841 avec sa thèse Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure  (Differenz der demokritischen und epikureischen Naturphilosophie ), mais ne parvient pas à obtenir une chaire de professeur; il est membre du cercle des hégéliens de gauche, animé par Bruno Bauer. Il devient journaliste, puis rédacteur en chef de la Rheinische Zeitung  de tendance démocratique révolutionnaire, finalement interdite par le gouvernement prussien.

En France, où Marx émigre en octobre 1843, le développement de la grande industrie commence, la classe ouvrière devient une force décisive dans la lutte politique contre la domination de la grande bourgeoisie agraire et de l’«aristocratie financière», en même temps qu’elle commence de développer sa lutte contre le capital. La France est le pays classique des premières formes d’idéologie politique du prolétariat (blanquisme, socialisme et communisme utopiques: Saint-Simon, Fourier, Proudhon, Cabet), dominées par l’idéologie humaniste de la petite bourgeoisie radicale. La forme d’organisation correspondante est la secte, voire la société secrète. Marx, qui reste à Paris jusqu’en février 1845, en est expulsé par Guizot à la demande de la Prusse. Il publie, dans les Annales franco-allemandes , «Sur la question juive» et «Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel» («Zur Kritik der hegelschen Rechtsphilosophie», article paru en 1844 dans les Deutsch-französische Jahrbücher ): dans les limites d’une critique de l’État et de l’idéologie (représentée sous sa forme religieuse), le prolétariat apparaît, dans ces textes, comme la force historique destinée à renverser les rapports sociaux existants, réalisant ainsi l’émancipation humaine, par opposition à l’émancipation fictive, simplement juridique, réalisée par la bourgeoisie.

À Paris, Marx, devenu communiste, fréquente assidûment les cercles d’ouvriers socialistes français et allemands émigrés (notamment la Ligue des justes). Il est profondément influencé par le saint-simonisme auquel l’initie son ami H. Heine. Le communisme, forme la plus radicale de l’idéologie révolutionnaire de la classe ouvrière, lui apparaît non pas comme un idéal d’égalitarisme et de fraternité religieuse, mais comme «la forme nécessaire et le principe énergétique du futur prochain», le résultat de l’approfondissement des contradictions de la société actuelle. Marx étudie à travers l’économie politique anglaise (et française) la contradiction du travail aliéné , qui, dans la société bourgeoise, dépossède le producteur d’autant plus qu’il produit davantage (Manuscrits économico-politiques de 1844 ). En collaboration avec Engels, il critique dans La Sainte Famille , d’un point de vue matérialiste, la philosophie idéaliste de l’histoire, le point de vue simplement critique sur la société, qui traduit l’impuissance historique de la petite bourgeoisie intellectuelle. C’est la lutte de masse du prolétariat qui à ses yeux est la véritable critique de tout l’ordre social existant.

En 1845, Marx, réfugié à Bruxelles, travaille avec Engels à élaborer une conception matérialiste de l’histoire, fondement théorique d’un socialisme prolétarien autonome (Thèses sur Feuerbach  et L’Idéologie allemande , manuscrits publiés après la mort de Marx). Il milite activement dans les groupes révolutionnaires d’ouvriers allemands. Il joue un rôle décisif dans la création de la première organisation ouvrière internationale, la Ligue des communistes (1847), qui, sous son influence et celle d’Engels, substitue à sa première devise: «Tous les hommes sont frères» le mot d’ordre: «Prolétaires de tous les pays, unissez-vous!»

À la même époque, Marx effectue ses premiers voyages en Angleterre, seul pays européen où la grande industrie capitaliste est déjà dominante et où la classe ouvrière commence à s’organiser en mouvements économiques et politiques de masse (chartisme, trade-unions), comme le montre Engels dans La Situation de la classe laborieuse en Angleterre .

Du point de vue théorique, la période de jeunesse de Marx l’a conduit de la philosophie idéaliste allemande, dont la dialectique hégélienne était la forme la plus systématique, au matérialisme «critique» (sous l’influence prépondérante de Feuerbach), puis au matérialisme historique. Ce processus de transformation a permis la combinaison de la philosophie allemande et du socialisme (essentiellement français). Une telle combinaison s’esquisse alors chez d’autres théoriciens du mouvement ouvrier (par exemple, Proudhon), sans qu’ils parviennent à surmonter les difficultés qu’elle comporte: de ce fait même, leur position reste largement contradictoire. Cette contradiction a sa contrepartie pratique immédiate: par exemple, dans l’incapacité de reconnaître le caractère objectivement international de la lutte du prolétariat, et la nécessité, pour lutter contre la domination économique de la bourgeoisie, de lutter aussi contre sa domination politique. Misère de la philosophie , dit l’anti-Proudhon (1846), et le Manifeste du Parti communiste  (rédigé en 1847 pour la Ligue des communistes) constituent les premiers exposés cohérents du matérialisme historique, c’est-à-dire les premiers textes de Marx dont la position théorique soit irréductible à toute forme antérieure, où la position spécifique du prolétariat devient dominante en même temps qu’elle trouve sa formulation. La rupture est à la fois théorique et politique. Mais elle ne constitue que le début d’une évolution incessante, marquée de découvertes et de «rectifications» successives, en particulier quant à sa représentation encore quelque peu messianique du prolétariat comme classe soumise à une paupérisation absolue et donc «radicalement dénuée d’illusions» (nationalistes, morales, religieuses) et quant à son interprétation «catastrophiste» des crises capitalistes.

La révolution de 1848

Expulsé de Bruxelles en mars 1848, Marx est au même moment invité à rentrer en France par le gouvernement provisoire issu de la révolution de Février à l’instigation de ses membres ouvriers. Il s’oppose au projet de certains émigrés d’une expédition militaire en Allemagne. Lorsque éclate le soulèvement pour l’unité nationale et le gouvernement démocratique, Marx rédige les Revendications du Parti communiste en Allemagne , programme d’une possible unité d’action entre la bourgeoisie libérale et le prolétariat. À partir d’avril-mai 1848, il met cette idée en pratique, en dirigeant à Cologne la section de la Ligue des communistes, en fondant une association de travailleurs de sept mille adhérents, en prenant la direction de la Neue rheinische Zeitung  (à laquelle collaborent Engels, Lassalle, les frères Wolff...): à ce journal, dit-il, «on ne pouvait donner qu’un drapeau, celui de la démocratie, mais celui d’une démocratie qui mettrait en évidence en toute occasion le caractère spécifiquement prolétarien qu’elle ne pouvait encore arborer». Il participe au Comité de salut public créé à Cologne. Par là, s’esquisse une action révolutionnaire de masse qui dépasse largement le cadre initial de la secte socialiste.

Après les articles de Marx contre les massacres des ouvriers français pendant les journées de Juin, les commanditaires libéraux de la Nouvelle Gazette rhénane  se retirent. La contre-révolution monarchique, féodale et grande-bourgeoise progresse en Allemagne en même temps que la contre-révolution bourgeoise l’emporte en France. La bourgeoisie allemande choisit l’alliance avec les grands propriétaires fonciers, sous l’hégémonie de l’État prussien, contre le libéralisme politique et l’unité nationale. Marx, accusé de subversion, est acquitté par le jury de Cologne. Rompant avec la bourgeoisie démocratique qu’effraie la révolution, il reprend le travail d’organisation et de formation théorique des organisations ouvrières (Travail salarié et capital , publié en 1849 sous le titre de Lohnarbeit und Kapital , à partir de conférences faites en 1847 à Bruxelles), tout en essayant de contribuer à la résistance armée des révolutionnaires rhénans. Au printemps 1849, Marx est expulsé d’Allemagne, puis, afin d’échapper à l’assignation à résidence par le gouvernement français, il se réfugie à Londres (sur tous ces événements, lire Révolution et contre-révolution en Allemagne  d’Engels).

Après l’échec des révolutions en France et en Europe, Marx est un temps persuadé que la reprise du soulèvement est imminente en France. Aux sections de la Ligue des communistes reconstituée, il écrit: «Le parti du prolétariat doit se différencier des démocrates petits-bourgeois qui veulent terminer la révolution au plus vite [...] et rendre la révolution permanente jusqu’à ce que toutes les classes plus ou moins possédantes aient été chassées du pouvoir [...] dans tous les pays principaux du monde» (1850). Au même moment, apparaît pour la première fois chez lui la notion de dictature du prolétariat , forme politique indispensable pour «maintenir la révolution en permanence jusqu’à la réalisation du communisme».

En comparant le déroulement des révolutions française et allemande, en étudiant leur interdépendance et les conditions économiques dans lesquelles elles se déroulent, Marx énonce une quadruple conclusion:

– L’état du rapport des forces entre les classes qui luttent les unes contre les autres dans la société moderne dépend de la conjoncture économique: l’affaiblissement de la bourgeoisie et son isolement résultent de la crise commerciale mondiale de 1847, son renforcement en 1848-1849 dépend du retour de la prospérité industrielle. «Une véritable révolution n’est possible que dans les périodes où ces deux facteurs – les forces productives modernes et les formes de production bourgeoises – entrent en conflit les unes avec les autres.»

– Le succès de la révolution prolétarienne dépend de la capacité de détacher la petite paysannerie propriétaire, pauvre, de la bourgeoisie et de l’État qui l’exploitent indirectement, et de la rallier à la lutte, sous la direction de la classe ouvrière, contre les classes dominantes.

– Le développement des contradictions sociales en Angleterre, la lutte autonome du prolétariat contre la bourgeoisie française, la guerre démocratique en Allemagne et en Europe centrale sont les facteurs inséparables d’un même processus révolutionnaire. L’ordre contre-révolutionnaire et la répression reposent en Europe sur la solidarité des classes possédantes.

– L’État moderne est l’instrument de cette domination et de cette solidarité, le garant du maintien de l’exploitation. La république démocratique bourgeoise, reposant sur le suffrage universel et le mécanisme des partis, est la forme normale de la dictature de la bourgeoisie ; c’est le régime politique qui permet l’unité des différentes fractions de la bourgeoisie, la domination de la bourgeoisie sur la classe paysanne et la petite bourgeoisie. C’est pourquoi la révolution prolétarienne ne peut l’emporter qu’à condition de «concentrer contre l’État toutes ses forces de destruction», de «briser la machine d’État que toutes les révolutions politiques n’ont fait que perfectionner».

Ces conclusions sont énoncées notamment dans Les Luttes de classes en France  (Die Klassenkämpfe in Frankreich , 1850) et dans Le 18-Brumaire de Louis Bonaparte  (1852).

La clé de la révolution ininterrompue jusqu’au communisme est donc dans le développement des contradictions de la production capitaliste, dans la concentration du prolétariat en un mouvement politique de masse et dans la connaissance exacte de ces conditions. La Ligue des communistes est dissoute. Marx critique tout volontarisme: «Lorsque l’époque des révolutions de 1848-1849 fut close, Marx se dressa contre toute tentative de jouer à la révolution, exigeant que l’on sût travailler dans la nouvelle époque qui préparait, sous une «paix» apparente, de nouvelles révolutions» (Lénine, Karl Marx ). La théorie du «parti révolutionnaire» qui s’ébauchait déjà dans le Manifeste  et dans Misère de la philosophie  – qu’on peut désigner comme théorie du «parti conscience» – inclut à la fois le moment de la lutte économique (syndicale) et celui de la lutte politique. Elle s’exprime philosophiquement dans les concepts de «classe en soi» et de «classe pour soi», qui disparaîtront plus tard.

«Le Capital » et l’Internationale (1850-1870)

La période qui va de 1850 à 1870 est d’abord celle du triomphe de la contre-révolution sur le continent et même en Angleterre. C’est la période de l’alliance entre les gouvernements russe, anglais, français, prussien, autrichien qui s’accordent, tout en se querellant, pour maintenir l’ordre existant. C’est la période des premiers affrontements impérialistes pour le partage du monde. C’est la période où la révolution industrielle capitaliste (dont l’Angleterre, qui domine le marché mondial, reste le centre) s’étend en profondeur à la France, à l’Allemagne, aux États-Unis. Mais c’est aussi, à partir des années 1860, la période des luttes de libération nationale en Europe (Irlande, Pologne), la période de l’accroissement massif de la classe ouvrière, des progrès de son organisation syndicale, des premières grandes grèves.

La préparation du «Capital»

«Marx vit dans un grand isolement [...]. Lorsqu’on lui rend visite, on est accueilli non par des salutations, mais par des catégories économiques» (Pieper à Engels, janv. 1851). Il poursuit des travaux théoriques acharnés, notamment à la salle de lecture du British Museum, qui portent surtout sur l’économie politique, mais également sur la philosophie, sur l’histoire, sur les sciences naturelles, sur les mathématiques. En 1866 encore, il écrit: «Bien que je consacre beaucoup de temps aux travaux préparatoires pour le Congrès de Genève [de l’Internationale], je ne puis, ni ne veux m’y rendre, car il m’est impossible d’interrompre mon travail pendant un temps aussi long. Par ce travail, j’estime faire quelque chose de bien plus important pour la classe ouvrière que tout ce que je pourrais faire personnellement dans un congrès quelconque» (lettre à Kugelmann du 23 août 1866).

Aujourd’hui, grâce à la publication des différents manuscrits qui s’étendent de 1857 (Grundrisse ) à 1867 (livre I du Capital ), on peut se faire une idée plus précise de l’ampleur et des étapes de cette recherche. Elle se concentre autour de deux grands thèmes. D’un côté (à travers la critique de Proudhon et du «socialisme ricardien», qui – comme chez Hodgskin – cherchait à fonder sur la «loi de la valeur » smithienne un plan de redistribution de la richesse sociale), elle démasque au fondement du concept classique d’échange  (et de marché ) une représentation anthropologique naturaliste et essentiellement juridique. De l’autre, elle confronte le concept ricardien de la productivité  du capital à l’analyse du procès de travail et des conditions de vie de la classe ouvrière (notamment par l’utilisation systématique des rapports des «inspecteurs de fabriques» anglais, tel L. Horner, qui décrivent en détail l’intensification du «surtravail» par la révolution industrielle). L’accumulation capitaliste apparaît alors comme une dialectique sociale du «travail mort» et du «travail vivant», du développement de la «force productive» (manuelle et intellectuelle) et de l’exploitation, dont l’«automouvement» engendre progressivement tout le système des rapports sociaux de la «société bourgeoise».

Ce travail est fréquemment interrompu par suite de la terrible misère matérielle dans laquelle il vit: «Je ne pense pas qu’on ait jamais écrit sur l’argent tout en en manquant à ce point. La plupart des auteurs qui en ont traité vivaient en bonne intelligence avec le sujet de leurs recherches» (à Engels, 21 janv. 1859). Plusieurs enfants de Marx meurent alors en bas âge. Les huissiers prennent, à sa poursuite, le relais de la police.

Marx collabore à différents journaux démocratiques, puis socialistes, notamment le New York Daily Tribune , où paraissent ses analyses de la politique internationale, de la colonisation anglaise, de la conjoncture économique (la crise de 1857), des mécanismes du crédit et de la circulation monétaire, du système industriel. À partir de 1859, il prend la direction effective de Das Volk , organe de l’Association culturelle des ouvriers allemands de Londres. Il collabore aux journaux chartistes et socialistes anglais (le People’s Paper ).

En 1859, Marx publie la première partie de la Contribution à la critique de l’économie politique , où figurent sa théorie de la marchandise et celle de l’argent (seule publiée); en 1860, Herr Vogt , contre les falsifications de l’histoire du mouvement ouvrier par un naturaliste, ancien député à l’Assemblée de Francfort, dont les archives saisies par la Commune prouveront après coup qu’il était l’agent de Napoléon III; en 1867, le livre Ier du Capital , résultat du travail de quinze ans, «certainement le plus redoutable missile qui ait été lancé à la tête des bourgeois y compris les propriétaires fonciers».

Dans la Préface de la Contribution , Marx avait résumé «le résultat général qui, une fois acquis, servit de fil conducteur à [ses] études». Ces formulations allaient constituer plus tard l’exposé «canonique» des principes du matérialisme historique: «Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur quoi s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie sociale, politique et intellectuelle en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure. Lorsqu’on considère de tels bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel des conditions de production économiques – qu’on peut constater d’une manière scientifiquement rigoureuse – et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu’au bout. Pas plus qu’on ne juge un individu sur l’idée qu’il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les rapports de production. Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s’y substituent avant que les conditions d’existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se propose jamais que des tâches qu’elle peut accomplir, car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours que la tâche elle-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour la remplir existent déjà ou du moins sont en voie de constitution. À grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d’époques progressives de la formation sociale économique. Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme antagonique du processsus de production sociale, non pas dans le sens d’un antagonisme individuel, mais d’un antagonisme qui naît des conditions d’existence sociale des individus; cependant les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles pour résoudre cette contradiction. Avec cette formation sociale s’achève donc la préhistoire de la société humaine.»

L’Internationale

Mais, en 1864, avait été fondée, à l’occasion d’un meeting en faveur de la liberté de la Pologne, l’Association internationale des travailleurs, connue sous le nom de Ire Internationale. Elle rassemble des organisations ouvrières anglaises, allemandes, françaises, suisses, belges, puis italiennes, espagnoles, américaines, etc., d’inspirations idéologiques très diverses (proudhoniens, lassalliens, bakouniniens, mazziniens, trade-unionistes, libéraux anglais, etc.); leur réunion est, selon Marx, «le produit spontané du mouvement prolétaire, engendré lui-même par les tendances naturelles, irrépressibles de la société moderne», c’est-à-dire par le développement des luttes politiques et économiques de classes.

Marx est invité, dès l’origine, à faire partie du Comité provisoire, puis du Conseil général de l’Internationale. Il fait triompher, contre le projet d’un simple organisme consultatif de liaison et de solidarité, la conception d’un organisme de direction politique chargé d’élaborer à partir des situations locales «une tactique unique pour la lutte prolétarienne de la classe ouvrière dans les divers pays» (Lénine, Karl Marx ). «Je suis en fait à la tête de cette affaire» (Marx à Engels, 13 mars 1865).

Le Conseil général se réunit toutes les semaines, reçoit en permanence des correspondants, organise la solidarité matérielle aux grèves des différents pays par des collectes internationales. L’A.I.T. réussit ainsi à interdire l’embauche des ouvriers étrangers par les entreprises dont les travailleurs sont en grève. Elle contribue à la mobilisation de la classe ouvrière anglaise qui empêche l’Angleterre d’intervenir dans la guerre de Sécession aux côtés du Sud (1862), à la mobilisation de la classe ouvrière américaine contre le conflit anglo-américain (mai 1869): «La classe ouvrière apparaît sur la scène historique, non plus comme un exécutant docile, mais comme une force indépendante [...] capable de dicter la paix là où ses soi-disant maîtres crient à la guerre.» Elle mène une lutte politique et idéologique active pour le soutien des mouvements de libération nationale en Europe. Elle entreprend plusieurs enquêtes sur la condition ouvrière à partir d’un questionnaire établi par Marx: «Il faut avoir une connaissance exacte et positive des conditions dans lesquelles travaille et se meut la classe ouvrière» (1865). Elle diffuse, sous forme d’adresses , publiées dans les différents pays, et par la presse des sections nationales, les textes de base d’une formation théorique de la classe ouvrière.

L’activité de l’Internationale n’en reste pas moins dominée par des luttes idéologiques incessantes.

Le socialisme français est massivement proudhonien, hostile à «toute action révolutionnaire (c’est-à-dire qui jaillit de la lutte des classes elles-mêmes), à tout mouvement concentré social, c’est-à-dire réalisable également par des moyens politiques (comme, par exemple, la diminution légale de la durée de la journée de travail); et cela sous prétexte de liberté, d’antigouvernementalisme ou d’individualisme antiautoritaire» (Marx à Kugelmann, nov. 1866).

Le socialisme anglais est trade-unioniste, réformiste et légaliste, hésitant devant la lutte économique de classes qui risque à ses yeux d’entraîner la hausse des prix. Il s’éloigne de plus en plus de la tradition chartiste et se concentre pour longtemps dans le milieu de l’«aristocratie ouvrière».

Le socialisme allemand est en majorité organisé dans l’Association générale des travailleurs allemands, fondée en 1863 par F. Lassalle, qui nourrit de façon répétée l’illusion d’une intervention socialiste de l’État prussien: «Elle greffe le césarisme sur les principes démocratiques» (lettre à Marx de trois ouvriers berlinois, 1865).

Au conseil général de l’A.I.T. s’affrontent les expressions de ces diverses tendances. L’autorité intellectuelle de Marx, le soutien qu’il reçoit d’une majorité de sections imposent généralement les vues du «socialisme scientifique». Sans qu’il soit, bien évidemment, question de «marxisme», c’est en ce sens que se prononcent généralement les congrès successifs:

– Pour la lutte économique de classes et son organisation dans les syndicats, qui sont les «écoles du socialisme». «Si la classe ouvrière, note Marx, lâchait pied dans son conflit quotidien avec le capital, elle se priverait certainement elle-même de la possibilité d’entreprendre tel ou tel mouvement de plus grande envergure». Mais «les ouvriers ne doivent pas s’exagérer le résultat final de cette lutte quotidienne. Ils luttent contre les effets et non contre les causes». Ils doivent donc inscrire sur leur drapeau le mot d’ordre révolutionnaire: «Abolition du salariat», qui est leur objectif final» (Salaire, prix et profit , rapport de 1865 à l’Internationale).

– Pour l’appropriation collective des moyens de production par la classe ouvrière, contre le rêve du retour à leur propriété individuelle (Bruxelles, 1868, Bâle, 1869).

– Contre l’indifférence (des proudhoniens) aux luttes nationales, contre la résistance des ouvriers européens à se désolidariser de leur  bourgeoisie et à lutter aux côtés des peuples qu’elle exploite (par exemple, dans la question irlandaise).

– Pour l’organisation de la lutte politique de classe dans l’appareil politique existant, sous la forme d’un parti organisé  (les anarchistes veulent l’autonomie des sections locales, Marx exige la reconnaissance de la tendance générale de l’Internationale); pour l’incorporation des intellectuels révolutionnaires au mouvement ouvrier (les proudhoniens voudraient exclure tous ceux qui ne sont pas des ouvriers manuels).

Ainsi, par une combinaison inégale de thèses théoriques et d’expériences concrètes, se constitue progressivement un concept de «politique prolétarienne» échappant au dilemme de l’apolitisme  (ou de la négation abstraite de l’État) et du légalisme  (voire de l’étatisme), qui oppose à la pratique bourgeoise de la politique une autre pratique (de masse) de la politique. L’historiographie récente a confirmé la réalité de cette tendance. Elle en a aussi montré les limites.

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