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Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865)



Marx et Marxisme (1) 

La Commune, la fin de l’Internationale, les dernières œuvres (1871-1883)

La Commune de Paris

La Commune de Paris et ses conséquences immédiates marquent la fin de la première période de l’histoire du mouvement ouvrier organisé. Du point de vue de Marx, la guerre franco-allemande de 1870 présente un redoutable dilemme:

– Elle annonce, quelle qu’en soit l’issue, la chute de Napoléon III, la fin du bonapartisme en France et la fin de son influence sur l’Europe: elle implique du même coup la réalisation de l’unité allemande, c’est-à-dire la fin du processus de révolution bourgeoise; et celle-ci est elle-même la condition de l’approfondissement des luttes de classes en Allemagne, du développement du mouvement ouvrier allemand. Du côté allemand, la guerre a, en dernière analyse, un caractère défensif.

– Mais la guerre franco-allemande signifie aussi que la révolution bourgeoise en Allemagne sera achevée par le haut, sous l’hégémonie de l’État prussien des hobereaux. Par là même, elle annonce la reconstitution immédiate du bloc défensif des classes possédantes européennes, au prix de quelques changements dynastiques et d’un renversement des hiérarchies: c’est ce que prouve aussitôt la collusion de Bismarck et de Thiers, qui permet l’écrasement de la Commune, lequel permet à son tour la répression féroce du mouvement ouvrier en Allemagne et dans toute l’Europe.

C’est dans l’intervalle, dans le jeu laissé par cette contradiction complexe, que peut se manifester l’action du prolétariat.

L’Internationale organise ou appuie les manifestations de solidarité mutuelle des classes ouvrières allemande et française, qui précèdent de peu l’entrée en guerre. Après la chute du Second Empire, remarquant que la République française «n’a pas renversé le trône, mais seulement pris sa place restée vacante», et qu’elle continue donc sa politique, l’Internationale (par la plume de Marx) montre que «la classe ouvrière française se [trouve] placée dans des circonstances extrêmement difficiles», et que l’insurrection «serait une folie désespérée». Pourtant «il serait évidemment fort commode de faire l’histoire si l’on ne devait engager la lutte qu’avec des chances infailliblement favorables [...]. La démoralisation de la classe ouvrière serait un malheur bien plus grand que la perte d’un nombre quelconque de «chefs». Grâce au combat livré par Paris, la lutte de la classe ouvrière contre la classe capitaliste et son État capitaliste est entrée dans une nouvelle phase. Mais, quelle qu’en soit l’issue, nous avons obtenu un nouveau point de départ d’une importance historique universelle» (à Kugelmann, 17 avr. 1871).

Dès l’insurrection du 18 mars 1871 en réponse à la provocation de Versailles, le Conseil général de l’Internationale, qui n’avait aucune part directe dans son déclenchement, «salua avec enthousiasme l’initiative révolutionnaire des masses» (Lénine, Karl Marx ). Il organise, sous la direction de Marx, la solidarité internationale vis-à-vis de la Commune, malgré de très grandes difficultés. Forçant le blocus, il peut communiquer à la Commune des informations (sur l’accord secret conclu entre Bismarck et Jules Favre) et quelques conseils tactiques en matière de défense militaire, de finances, de politique du travail. Après la chute de la Commune, due en partie à «la trop grande honnêteté» des travailleurs parisiens qui ne voulurent pas devancer la concentration des troupes versaillaises et prussiennes en prenant l’offensive, ni répondre à la terreur bourgeoise par la terreur populaire, Marx et ses camarades organisent le sauvetage des rescapés.

La « dictature du prolétariat»

La classe ouvrière dominait, en fait, mais n’assurait pas à elle seule la direction de la Commune, où figuraient aussi les représentants de la petite bourgeoisie «jacobine», artisanale et intellectuelle. Les représentants de la classe ouvrière se divisaient eux-mêmes en une majorité de blanquistes et une minorité d’internationaux (Léo Frankel, Eugène Varlin). Mais, poussée par la nécessité de sa propre survie, la Commune appliqua, dans les faits, une politique révolutionnaire. Non seulement Marx en approuva le principe, mais – tout en critiquant l’insuffisance des mesures d’organisation face à la contre-révolution – il fut amené à en tirer les leçons dans sa propre conception du socialisme. Elles aboutirent à une rectification explicite de certaines thèses du Manifeste communiste , et donnèrent naissance tendanciellement à un nouveau concept de la «dictature du prolétariat»: non plus simple stratégie révolutionnaire de conquête du pouvoir, mais forme politique spécifiquement prolétarienne, fondée sur l’organisation des producteurs et sur la démocratie de masse (d’où procéderont plus tard des conceptions et des pratiques aussi diverses que le «communisme des conseils», les «soviets» russes, les «conseils de fabrique» turinois en 1919). Aux yeux de Marx, trois grands traits caractérisent cette innovation de la Commune:

– Elle ne se «contenta pas de prendre telle quelle la machine de l’État et de la faire fonctionner pour son propre compte», mais entreprit aussitôt de la briser. Alors que Marx, après les révolutions de 1848, avait seulement pu démontrer la nécessité de ce processus, la Commune donnait à ce dernier un contenu en même temps qu’un début de réalisation en jetant les fondements d’un État de dictature du prolétariat. Ce qui signifiait: la «suppression de l’armée permanente et son remplacement par le peuple en armes»; la suppression du corps des fonctionnaires et des institutions parlementaires, remplacées par «des ouvriers ou des représentants connus de la classe ouvrière [...], responsables et révocables à tout moment», assurant leur fonction «pour des salaires d’ouvriers» et constituant «un corps agissant, exécutif et législatif à la fois».

La Commune dépouilla ainsi la justice de sa «feinte indépendance» (alors que Marx écrivait, à propos du Préambule  des Statuts  de l’Internationale: «Je fus obligé d’admettre [...] des passages sur le devoir, le droit, la vérité, la morale, et la justice. Il faudra un temps avant que le réveil du mouvement permette l’ancienne franchise de langage») et elle put même commencer à «briser l’outil spirituel de l’oppression» en s’attaquant à l’organisation matérielle de l’Église et en esquissant une instruction populaire contrôlée par le peuple (et non par l’Église, ou l’État).

– En même temps qu’elle «trouvait enfin» la forme politique du gouvernement de la classe ouvrière, qui permet de réaliser l’émancipation économique du travail, la Commune combinait avec sa révolution politique les premières mesures d’expropriation du capital au profit des travailleurs.

– Par sa politique de destruction de l’État bourgeois, qui est le principal agent de leur exploitation, la Commune jette les bases du ralliement de la petite bourgeoisie pauvre et de la paysannerie à la dictature du prolétariat. La justesse de sa politique est démontrée a contrario  par l’échec de la Commune de Lyon où l’action de Bakounine conduit à l’isolement de la classe ouvrière.

Ces leçons de la Commune et l’analyse de sa conjoncture figurent dans les trois Adresses  rédigées par Marx pour l’Internationale – la première, le 23 juillet 1870; la deuxième, le 9 septembre 1870; la troisième, que l’on connaît sous le titre La Guerre civile en France , le 30 mai 1871 –, ainsi que dans sa correspondance avec Kugelmann.

La fin de l’Internationale

Avec la Commune de Paris, le «spectre du communisme» s’est matérialisé. L’Internationale apparaît aux gouvernements de toute l’Europe comme l’ennemi à abattre à tout prix. Sur la proposition de Jules Favre, la répression est organisée en commun.

Mais, refusant de suivre Marx dans les conséquences de son analyse et rejetant les leçons politiques de la Commune, les représentants du trade-unionisme anglais quittent le Conseil général. Les caractères spécifiques de l’État en Angleterre, ses traditions de démocratie bourgeoise semblent rendre possible un passage au socialisme de type pacifique. Cependant, répondant en juillet 1871 au correspondant du journal américain The World , Marx ne se déclare pas aussi optimiste: «La bourgeoisie anglaise s’est toujours montrée prête à accepter le verdict de la majorité aussi longtemps que les élections assurent son monopole. Mais soyez sûr que nous aurons affaire à une nouvelle guerre de Sécession, dès qu’elle sera en minorité sur des questions qui soient pour elle d’importance vitale.»

Bakounine et ses amis, malgré les conséquences catastrophiques de leur intervention, considèrent la Commune comme une confirmation de l’anarchisme. Depuis 1868, leur influence s’était étendue en Italie, en Belgique, en Suisse et en Espagne; ils avaient fondé l’Alliance internationale de la démocratie socialiste, qui se battait pour le «communisme antiautoritaire» et développait au sein de l’Internationale une activité secrète de désagrégation. La lutte interne dure jusqu’au Congrès de La Haye de septembre 1872 (Marx à Kugelmann: «Il y va de la vie ou de la mort de l’Internationale»), où Marx et Engels, soutenus par la plupart des anciens communards et blanquistes (L. Frankel, E. Vaillant), obtiennent l’exclusion de Bakounine et l’approbation de leur théorie du parti: «Dans sa lutte contre le pouvoir collectif des classes possédantes, le prolétariat ne peut agir comme classe qu’en se constituant lui-même en parti politique distinct, opposé à tous les anciens partis formés par les classes possédantes» (art. 7 a , adj. aux Statuts  de l’A.I.T.). Ils font également voter le transfert du Conseil général à New York. L’A.I.T. sera dissoute en 1876.

Pourtant, la «mort» de l’Internationale fut sa «vie»: c’est par la diffusion de l’analyse de la Commune (La Guerre civile en France ) que se développa en grande partie le travail politique dans les différents pays européens à partir de 1871. Les ouvrages antérieurs de Marx commencèrent alors à être largement connus et utilisés dans les organisations du prolétariat: en Allemagne, en France, en Russie, en Italie. «La Ire Internationale avait accompli sa mission historique et cédait la place à une époque de croissance infiniment plus considérable du mouvement ouvrier dans tous les pays, caractérisée par son développement en extension, par la formation de partis socialistes ouvriers de masse, dans le cadre des divers États nationaux» (Lénine, Karl Marx ).

En 1879, Marx aide activement J. Guesde et P. Lafargue à fonder le Parti ouvrier français.

En 1875, a lieu à Gotha le congrès d’unification des socialistes allemands lassalliens et marxistes (A. Bebel, W. Liebknecht). Dans cette période commence à apparaître la contradiction spécifique de la nouvelle phase de développement du mouvement ouvrier, contemporaine du commencement de la phase impérialiste du capitalisme: la  contradiction  au  sein  des  partis «marxistes» entre le socialisme scientifique et l’opportunisme, qui tend au compromis avec la bourgeoisie. Réaffirmant les leçons de la Commune, Marx critique sévèrement la tendance au compromis avec l’État bourgeois et l’idéologie juridique; il développe la théorie de la dictature du prolétariat en distinguant nettement les deux étapes du processus de transformation de la société: dans la première, succédant à la prise du pouvoir par la classe ouvrière, continue à régner «le droit égal pour tous», c’est-à-dire le droit bourgeois reposant sur l’égalité des individus («À chacun selon son travail»); la seconde suppose non seulement l’abolition de la propriété capitaliste, mais la transformation complète des rapports de production eux-mêmes: en particulier, la fin de «l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, de l’opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel». Alors seulement le droit bourgeois peut être définitivement dépassé, et la société peut mettre en pratique le mot d’ordre: «De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins» (cf. Zur Kritik des sozialdemokratischen Parteiprogramms , traduit sous le titre Critique du programme de Gotha ). La lutte de Marx contre l’opportunisme et l’expérience des contradictions dans le mouvement révolutionnaire conduisent ainsi à esquisser la théorie des contradictions dans le processus du passage au communisme.

On notera que cette ligne théorique – qui est à l’origine des théorisations ultérieures de Lénine et de Mao Zedong, notamment – reste cependant relativement indépendante de la constitution d’une théorie du parti (qui, avec la lutte contre l’anarchisme, passe tendanciellement du «parti-conscience» au «parti-organisation», institutionnellement distingué du syndicat). Ce décalage ne devait pas rester sans conséquences sur le fonctionnement des partis ouvriers, sur leur rapport à la «théorie», donc sur l’histoire des États socialistes du XXe siècle.

La dernière période

Dans la dernière période de sa vie, qui s’achève par sa mort  à  Londres le 14 mars 1883, le travail de Marx est constamment troublé par la maladie. Il suit de très près le travail de traduction du livre Ier du Capital , en particulier la traduction française de J. Roy, publiée en 1875, entièrement revue par lui. Il ne peut achever la rédaction des livres suivants: les livres II et III seront publiés par Engels, sur la base des manuscrits et des indications de Marx, en 1885 et 1894; le livre IV («Théories sur la plus-value») par Kautsky, en 1905-1910.

Marx étudie, outre la conjoncture et la théorie économique, les sciences naturelles (géologie, chimie agricole, agronomie, etc.) en liaison avec la théorie de la rente foncière et du développement du capitalisme dans l’agriculture, pour réfuter le malthusianisme.

La question des sociétés «précapitalistes» et «primitives» avait été étudiée par Marx dans les années 1850-1860, en même temps que celle de la colonisation capitaliste. Elle l’est à nouveau, dans cette dernière période, à partir des travaux des ethnologues américains (L. H. Morgan), comme on le voit dans le livre d’Engels: L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État .

À partir de 1872 (année où Le Capital  est traduit pour la première fois en russe par Danielson et Lopatine), Marx entretient des rapports très étroits avec les révolutionnaires russes de la tendance «Volonté du peuple». Il apprend le russe et étudie l’histoire des rapports sociaux «communautaires» dans l’agriculture russe. «Aujourd’hui [...], la Russie est à l’avant-garde du mouvement révolutionnaire de l’Europe» (préface à la deuxième édition russe du Manifeste du Parti communiste , en 1882). Dans ses Lettres  à Vera Zassoulitch et à Mikhaïlovski, il ébauche alors une ultime rectification. Suggérant que la dissolution de la propriété collective précapitaliste n’est pas «fatale», il évoque la possibilité d’une transition originale au socialisme: «La Russie est le seul pays en Europe où la propriété communale s’est maintenue sur une échelle vaste, nationale, mais simultanément la Russie existe dans un milieu historique moderne, elle est contemporaine d’une culture supérieure, elle se trouve liée à un marché mondial où la production capitaliste prédomine.» Ainsi se trouve remise en cause la linéarité  du schéma d’évolution des formations sociales. Et par là même le «passe-partout» d’une philosophie de l’histoire, même matérialiste: «[on ne saurait] métamorphoser mon esquisse historique de la genèse du capitalisme dans l’Europe occidentale en une théorie historico-philosophique de la marche générale, fatalement imposée à tous les peuples, quelles que soient les circonstances historiques où ils se trouvent placés, pour arriver en dernier lieu à cette formation économique qui assure, avec le plus grand essor des pouvoirs productifs du travail social, le développement intégral de l’homme».

 

2. La théorie de Marx

Si elle implique nécessairement des problèmes philosophiques, la théorie de Marx n’est donc pas un système philosophique. Il en résulte, d’abord, qu’elle n’est pas achevée et, d’autre part, que son exposé n’a pas de commencement absolu, ni dans son ensemble, ni dans telle de ses parties (par exemple, dans sa partie «économique», qu’expose Le Capital ). D’où la fameuse réplique de Marx (à propos des guesdistes français): «Ce qui est sûr, c’est que moi je ne suis pas marxiste ...»

Mais cela ne signifie pas que la théorie de Marx ne soit pas systématique  au sens scientifique, c’est-à-dire qu’elle ne définisse pas son objet d’étude de façon à en expliquer la nécessité objective. Ce qui confère à cette théorie son caractère systématique, en ce sens, c’est l’analyse des différentes formes de la lutte des classes et de leur connexion. C’est la meilleure définition qu’on puisse en donner, si tant est que le contenu d’une science puisse être enfermé dans une définition.

Classes et luttes de classes

Dans le Manifeste , Marx écrit: «L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes.» Cette proposition doit être prise au sens fort: elle ne signifie pas que les luttes de classes ont été le principal phénomène qu’on puisse observer dans  l’histoire; ni même que les luttes de classes sont la cause profonde, plus ou moins directe, des phénomènes historiques. Elle signifie que les phénomènes historiques, qui sont la seule réalité de l’histoire, ne sont pas autre chose que des formes (diverses, complexes) de la lutte des classes. La précision apportée par Marx: «jusqu’à nos jours» – précision qu’on peut répéter aujourd’hui encore sans modification au vu de soixante ans d’histoire du socialisme – ne signifie donc pas que la définition apparaîtrait partielle, inexacte, si l’on prenait en considération les «sociétés sans classes» qui ont précédé ou qui suivront l’histoire des sociétés «de classes». Les sociétés sans classes ne révèlent pas (et ne révéleront pas) une réalité sociale plus profonde, plus générale que la lutte des classes, ou lui échappant (c’est généralement ce que l’anthropologie sociale va y rechercher), et par là même «sans histoire». Les sociétés sans classes de l’avenir – dont les tendances de la société actuelle indiquent seulement certains traits – ne peuvent être que le résultat de la transformation de la lutte des classes sous l’effet de cette même lutte de classes. C’est pourquoi Marx et Engels ont toujours insisté sur le fait que les communautés primitives que découvrent la préhistoire et l’ethnographie n’ont rien de commun avec le communisme qui succédera au capitalisme comme mode de production et d’organisation sociales. L’analyse de tendances , qui est l’objet du matérialisme historique, ne peut consister, comme chez Hegel, à rechercher la vérité des fins dans l’accomplissement des origines .

Il importe de bien saisir ce point pour comprendre l’usage et la signification du concept de classe sociale  dans le marxisme. En 1852, Marx écrivait à son ami Weydemeyer: «Ce n’est pas à moi que revient le mérite d’avoir découvert l’existence des classes dans la société moderne, pas plus que la lutte qu’elles s’y livrent [...]. Ce que j’ai apporté de nouveau, c’est de démontrer: 1o que l’existence des classes  n’est liée qu’à des phases historiques déterminées du développement de la production ; 2o que la lutte des classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat ; 3o que cette dictature elle-même ne représente qu’une transition vers l’abolition de toutes les classes  et vers une société sans classes .» Cette déclaration, faite à une époque où cependant Marx n’avait pas encore élaboré le concept de survaleur  ou plus-value , c’est-à-dire le concept de l’exploitation spécifiquement capitaliste, nous éclaire sur la nature du renversement, mieux, de la révolution théorique opérée par Marx dans l’usage du concept de classes sociales. Les économistes et les philosophes classiques avaient déjà développé une théorie de la division de la société en classes en fonction des sources de revenus et de leur rôle dans l’accroissement du «produit net». Témoin Quesnay dans son Tableau économique : «La nation est réduite à trois classes de citoyens: la classe productive , la classe des propriétaires  et la classe stérile », désignant respectivement les fermiers capitalistes, les propriétaires fonciers et le personnel d’État, enfin l’ensemble de la population occupée dans l’élaboration (artisanale, industrielle) des «matières premières» (cette classification est très proche, on le voit, de celle qui distingue aujourd’hui les secteurs «primaire», «tertiaire» et «secondaire»). La Révolution française avait déterminé une substitution générale des représentations de la société en termes de classes  aux représentations fondées sur les ordres  ou les états  . Saint-Simon et les saints-simoniens généralisaient cette idée: «Avant la Révolution, la nation était partagée en trois classes, savoir: les nobles, les bourgeois et les industriels. Les nobles gouvernaient, les bourgeois et les industriels les payaient. Aujourd’hui la nation n’est plus partagée qu’en deux classes: les bourgeois et les industriels.» (Catéchisme des industriels  .) Puis ils la radicalisaient: «L’exploitation de l’homme par l’homme, voilà l’état des relations humaines dans le passé [...]. Les hommes sont donc partagés alors en deux classes, les exploitants et les exploités.» (Exposition de la Doctrine saint-simonienne  , 1829.) De son côté, Ricardo montrait que la distribution de la valeur produite entre salaires et profits (abstraction faite de la rente foncière) détermine une opposition d’intérêts, qui se résout toutefois dans le mouvement de l’accumulation. Mais, pour Marx, c’est la lutte des classes, avec ses effets historiques et ses tendances, qui détermine l’existence des classes, et non pas l’inverse. Autrement dit, les classes sociales ne sont pas des choses ou des substances  (par exemple, une partie de ce «tout» qu’est la société, un sous-groupe de ce «groupe», une subdivision, etc.) qui entreraient ensuite   en lutte. Ou, si l’on préfère, l’analyse historique des classes sociales n’est rien d’autre que l’analyse des luttes de classes et de leurs effets.

Ainsi, l’idéologie historique d’une classe (la conscience de classe   du prolétariat, par exemple) n’est pas créée, élaborée, inventée par celle-ci à la façon dont la première psychologie venue s’imagine qu’un sujet (individu ou groupe) invente, consciemment ou inconsciemment, ses   idées: elle est produite dans des conditions matérielles données en face de l’idéologie adverse et en même temps qu’elle, comme une forme particulière de la lutte de classes, et elle s’impose dans la société (elle existe tout simplement) avec le développement de cette lutte.

Par là, la théorie de Marx rend tout à fait caduc le débat traditionnel entre les tenants d’une définition «réaliste» des classes et ceux d’une définition «nominale» (est-ce que les classes sont des unités réelles ou seulement des collections d’individus rassemblés pour les besoins de la théorie d’après un ou plusieurs critères?), c’est-à-dire le débat entre sociologues qui, tous, recherchent une définition des classes sociales «avant» d’en venir à l’analyse de la lutte des classes. En pratique, cette démarche correspond à une tendance fondamentale de l’idéologie bourgeoise qui cherche à montrer que la division de la société en classes est éternelle, mais non pas leur antagonisme; ou encore que celui-ci n’est qu’un comportement particulier des classes sociales, lié à des circonstances historiques (comme le XIXe s.) et idéologiques (influence du communisme) transitoires, un comportement à côté duquel on pourrait en imaginer et en pratiquer d’autres (conciliation...).

C’est pourquoi Marx peut écrire en toute rigueur dans le Manifeste  : «La société bourgeoise moderne n’a pas aboli les antagonismes de classes. Elle n’a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d’oppression, de nouvelles formes de luttes à celles d’autrefois.» Il faut lire au sens fort: de nouvelles classes, c’est-à-dire   de nouvelles conditions d’oppression, c’est-à-dire   de nouvelles formes de luttes.

On est conduit par là à la proposition fondamentale selon laquelle les classes sociales sont déterminées par leur rôle économique, ou plus exactement par leur place dans la production matérielle  . Cette proposition est identique à celle-ci: l’ensemble des luttes de classes est déterminé, en dernière instance, par la lutte économique des classes, par la lutte des classes dans la production  . Cela signifie que les classes sociales ne s’opposent pas en prenant parti pour ou contre des conceptions du monde, pour ou contre un statut juridique, pour ou contre des formes d’organisation politique, pour ou contre des modes de répartition de la richesse sociale, pour ou contre des formes d’orúganisation de la circulation des biens matériels, sinon à cause de la lutte des classes dans la production, et finalement en vue de cette lutte. Et cela, parce que c’est la lutte des classes dans la production qui entraîne l’existence matérielle des classes, leur «subsistance»: c’est la lutte de classe quotidienne menée dans la production par le capital qui fait du procès de travail un procès de production de survaleur (et, donc, de profit, qui n’en est qu’une fraction), base matérielle de l’existence d’une classe capitaliste; c’est la lutte de classe quotidienne menée dans la production par les travailleurs qui assure, contre la tendance du capital au profit maximal, les conditions de travail et les conditions matérielles (notamment le niveau des salaires) nécessaires à la reproduction de la force de travail, à l’existence de la classe ouvrière.

Cette proposition, qui est la base de la théorie historique de Marx, est aussi pour lui la base de la tactique de la lutte de classe du prolétariat: elle en éclaire le point de départ et le point d’arrivée. Le point de départ: la lutte du prolétariat commence avec sa lutte économique et elle continue en permanence à se fonder sur elle. Le point d’arrivée: la lutte politique du prolétariat n’atteint son objectif qu’à la condition de se poursuivre jusqu’à l’abolition du salariat, du rapport capital-travail salarié qui est le rapport social de production   fondamental. Les objectifs politiques sont le moyen  de parvenir à ce but, qui en commande la mise en œuvre selon les conjonctures historiques (Misère de la philosophie  ; Salaire  , prix et profit  ; Critique du programme de Gotha  ).

Capital et travail salarié

Dans cette perspective, il n’est pas difficile de déterminer ce qui constitue, selon l’expression de Marx lui-même, la «quintessence» de la théorie du mode de production capitaliste exposée dans Le Capital  , et ce qui indique le lieu précis de la rupture opérée par Marx à l’égard de l’économie politique, de la sociologie et de l’historiographie bourgeoises: l’analyse de la survaleur  (en allemand, Mehrwert  , qu’on avait traditionnellement traduit par «  plus-value  », malgré le sens différent de ce terme en français).

Le mouvement du capital et l’origine de la survaleur

Ce qui définit le capital dans la pratique de l’économie bourgeoise, c’est la mise en valeur d’une quantité de valeur   donnée. Toute somme de valeur n’est pas du capital, cela dépend de son utilisation  : les valeurs thésaurisées ou consacrées à la consommation individuelle ne sont pas du capital. Il faut pour cela que la valeur soit investie de façon à s’accroître d’une quantité déterminée. Cette quantité constitue par définition la survaleur. En ce sens, la notion de survaleur est formellement présente dès qu’on se donne un capital quelconque: chaque capital individuel réalise pour son compte le même mouvement général, qui le définit, en dégageant de la survaleur et en se l’incorporant dans un processus qui, par définition, est sans fin. Selon une métaphore mathématique insistante, Marx appelle ainsi «survaleur» la différentielle d’accroissement du capital-argent.

Mais ce processus peut apparaître de façon différente selon les modes d’investissement  (et, par suite, aussi selon les points de vue qu’ils définissent dans la pratique et la théorie économiques): capital financier, capital commercial, capital industriel. La survaleur semble alors se dissoudre dans les différentes formes d’accroissement du capital: intérêt, bénéfice commercial, profit industriel, dont le mécanisme est en pratique tout à fait différent. Du même coup, le capital s’identifie à une forme particulière sous laquelle se présente sa valeur: argent, marchandises, moyens de production. Cependant, la forme «argent» est toujours présente et privilégiée  : comme l’argent est l’équivalent de toutes les marchandises (y compris les moyens de production et le travail nécessaires au fonctionnement du capital industriel), il représente la valeur en soi  , indépendamment des objets matériels auxquels elle est attachée. Or le mouvement du capital ne s’intéresse pas à ces objets, mais seulement à l’accroissement de la quantité de valeur. Le mouvement du capital apparaît donc essentiellement comme l’accroissement d’une quantité monétaire, une forme développée de la circulation monétaire.

Si l’on considère l’existence du capital à l’échelle sociale, et si l’on pose le problème de l’origine  de la survaleur, il apparaît cependant que celle-ci ne peut résider dans la circulation marchande ni, par conséquent, dans les opérations spécifiques du capital commercial, ni dans celles du capital financier, bien que les formes de la circulation marchande, généralisée par le capitalisme, en soient apparemment l’essentiel. En effet, la circulation marchande et monétaire, à l’échelle de la société, est régie par la règle de l’échange entre valeurs équivalentes  , qui préside à chaque acte individuel d’échange, à chaque contrat. Aucune valeur nouvelle ne peut donc être créée dans la sphère de la circulation. Le seul capital dont le mouvement peut créer de la valeur est donc le capital industriel  , le capital productif, dont les opérations spécifiques se déroulent hors de la sphère de la circulation, et ne consistent pas en échanges, mais, une fois rassemblés les facteurs de production nécessaires (matières premières, moyens de travail, travailleurs salariés), consistent en transformation matérielle, c’est-à-dire en travail  .

Il faut donc renverser notre première définition: le profit industriel ou commercial, l’intérêt (et également la rente foncière) ne sont pas des formes autonomes de l’accroissement du capital; ce sont (y compris le profit industriel) des formes dérivées, transformées  , de la survaleur sociale provenant de la sphère de la production. Chaque capitaliste industriel fonctionne ainsi, quelle que soit la part qu’il s’en approprie finalement, en faisant rendre de la survaleur au travail pour le compte du capital social tout entier, comme son représentant. L’autonomie apparente du profit, de l’intérêt, etc. ne provient que de la complexité des rapports concurrentiels qui rattachent les unes aux autres les différentes fractions du capital social, et qui se reflète dans les catégories de la comptabilité et de l’économie politiques bourgeoises. Pour en comprendre les lois, il faut d’abord percer le secret de la production de survaleur, puis découvrir les mécanismes de sa transformation dont la pratique économique ne révèle que les résultats.



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