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Travail et surtravail
Le capital productif se divise alors en deux parties dont le rapport quantitatif varie: celle qui sinvestit en moyens de production , quils soient fixes ou circulants (machines, matières premières), consommés dans le procès de travail; et celle qui sinvestit en salaires , prix de la force de travail que le capital achète pour un temps déterminé. Marx appelle la première capital constant , la seconde capital variable . En effet, les moyens de production, qui sont le produit dun travail passé et représentent une certaine quantité de valeur, ne peuvent par eux-mêmes introduire aucune valeur nouvelle. Plus précisément, ils transfèrent au produit leur propre valeur, au fur et à mesure de leur consommation productive (transformation, usure) par le travail. Inversement, le travail humain a la double propriété de conserver la valeur des moyens de production quil consomme, en la transférant au produit, et dy ajouter une valeur supplémentaire en fonction de la quantité de travail dépensée (temps, intensité, nombre de travailleurs).
Cette théorie nest rigoureuse quà la condition de définir le travail comme lusage dune marchandise particulière, la force de travail , que le capitaliste achète au travailleur. Définition conforme, précisément, aux conditions du mode de production capitaliste dans lesquelles (contrairement à ce qui se passe, par exemple, dans lesclavage) le travailleur nest pas lui-même une marchandise, achetée et vendue, mais apparaît (sur le marché du travail) en face du capitaliste comme le vendeur, le partenaire dun contrat déchange (force de travail contre salaire). Elle est masquée par la fiction juridique (mais fiction nécessaire, on va le voir) du salaire, qui présente celui-ci comme «prix du travail» proportionnel à la quantité de travail fournie (alors que le travail nest pas, en fait, une marchandise).
La valeur dune marchandise comporte donc toujours elle-même deux parties: lune, qui est transférée des moyens de production dans le procès de travail et est proportionnelle à la quantité de travail passé nécessaire à leur production; lautre, qui est créée (ajoutée) par ce procès et proportionnelle à la quantité de travail présent à condition du moins quil sagisse dans tous les cas de travail socialement nécessaire, dépensé dans les conditions moyennes de productivité et correspondant à un besoin effectif de lensemble de la production sociale, ce qui nest généralement vrai quen moyenne (la concurrence se chargeant dimposer cette norme aux capitaux individuels comme «loi coercitive externe»).
Le mode de production capitaliste ne peut se développer que sur la base dune productivité suffisante du travail (dépendant elle-même des progrès des instruments et techniques de production): il a pour condition historique un état donné du développement des forces productives matérielles. Sur cette base, lemploi du travail salarié a pour conséquence que la quantité de valeur nouvellement créée dans chaque procès de production excède la valeur de la force de travail elle-même. En dautres termes, une partie seulement du travail dépensé est nécessaire à la reproduction de la force humaine de travail qui est utilisée (donc usée, consommée) dans le procès de travail; le reste délivre, par rapport à ce travail nécessaire, un surproduit, il constitue un surtravail dimportance variable. En dautres termes encore, une partie seulement de la valeur nouvellement produite représente léquivalent des marchandises que le travailleur doit consommer pour reproduire sa force de travail, le reste constitue de la survaleur.
Quant à la valeur transférée aux produits par les moyens de production à proportion de leur utilisation, elle représente évidemment léquivalent des nouveaux moyens de production qui doivent être acquis pour que le processus de production puisse continuer, donc pour que le capital puisse fonctionner comme tel; le processus de production a pour condition lappropriation permanente des moyens de production par le capital que son fonctionnement même reproduit.
Le «mystère» de la création de survaleur par le mouvement du capital na donc pas dautre secret que lensemble des conditions techniques (productivité du travail) et sociales (forme du travail salarié) qui permettent au travail de créer une valeur excédant celle de la force de travail. La survaleur a donc une limite supérieure , constituée par la capacité de travail de la classe ouvrière, et une limite inférieure , représentée par la valeur de la force de travail à un moment donné. Le mécanisme de production de la survaleur, cest le mécanisme des rapports de production capitalistes, cest-à-dire le mécanisme qui oblige le travailleur à dépasser cette limite inférieure correspondant à sa propre reproduction et à repousser la limite supérieure de sa capacité de travail. Cest un mécanisme dexploitation , cest-à-dire de lutte économique de classes: lutte du capital assurant lextraction de survaleur; lutte des travailleurs préservant leur propre subsistance.
Les deux formes de la survaleur
Marx analyse séparément les deux formes typiques sous lesquelles cette lutte de classes se déroule en permanence: il les désigne comme production de survaleur absolue et production de survaleur relative .
La survaleur absolue (Le Capital , liv. Ier, sect. III) correspond à une productivité donnée du travail social, à une valeur donnée de la force de travail. Elle révèle tout simplement, sous une forme immédiate, lextraction dun surtravail qui est lessence de laccroissement du capital: contraindre le travailleur à dépenser sa force de travail au-delà des nécessités de sa propre reproduction , du fait quil ne dispose pas lui-même des moyens de production nécessaires. Le moyen fondamental pour y parvenir est lallongement de la durée du travail, la fixation du salaire de telle façon que le travailleur ne puisse reproduire sa force de travail quen travaillant plus longtemps. Cette tendance apparaît isolément (ou comme forme principale) avec les débuts du capitalisme, mais elle continue de jouer sur la base de nimporte quelle productivité du travail social.
Elle suscite directement la lutte économique de classe des travailleurs pour la journée de travail «normale», qui sefforce de contrecarrer la tendance à lallongement de la durée du travail, y compris par des mesures légales (Le Capital , liv. Ier, chap. X). Mais la survaleur absolue a pour limite la préservation de la classe ouvrière elle-même. Lhistoire montre éloquemment lélasticité de cette limite, dès lors que la concurrence de la main-duvre et sa faiblesse dorganisation rendent le rapport des forces défavorables à la classe ouvrière. Inversement, la résistance organisée de la classe ouvrière rend cette limite plus étroite. Elle contribue à orienter le capital vers une seconde forme de survaleur.
La survaleur relative (Le Capital , liv. Ier, sect. IV) a un principe inverse: laugmentation du surtravail ny est pas obtenue directement par prolongation du travail nécessaire, mais par la réduction de celui-ci, en faisant baisser la valeur de la force de travail, cest-à-dire la valeur des marchandises nécessaires à sa reproduction. Ce résultat est obtenu par lélévation de la productivité du travail qui est, en pratique, inséparable de laccroissement de son intensité . Lanalyse des «méthodes» diverses utilisées par le capital pour produire une survaleur relative met bien en évidence la solidarité qui, par-delà leur concurrence, réunit les différentes fractions du capital social dans le procès dexploitation: chaque capitaliste accroît son profit individuel en augmentant chez lui la productivité du travail, mais il ne contribue finalement à la production de survaleur, sur laquelle sont prélevés tous les profits individuels, que dans la mesure où il contribue à abaisser ainsi la valeur des moyens de consommation de la classe ouvrière.
Les méthodes qui permettent ainsi délever la productivité du travail ne comportent pas, contrairement à lallongement du travail, de limite absolue. Cest pourquoi elles engendrent le mode dorganisation de la production matérielle spécifique du capitalisme . Elles reposent sur la coopération, sur la division du travail poussée entre les individus (division manufacturière en attendant lorganisation «scientifique» du travail et le taylorisme), sur lutilisation des machines remplaçant partiellement lactivité humaine (ou plutôt se la subordonnant) et sur lapplication des sciences de la nature au procès de production. Toutes ces méthodes concourent à élever le degré de socialisation du travail, en remplaçant le travailleur individuel, autrefois susceptible de mettre en uvre à lui seul les moyens de production, par un travailleur collectif, complexe et différencié. Elles présupposent la concentration des travailleurs, donc la concentration du capital à une échelle toujours plus grande. Elles généralisent la division du travail manuel et du travail intellectuel dans la production elle-même.
Lanalyse de la survaleur relative illustre ainsi la théorie marxiste de la combinaison des rapports sociaux de production et des forces productives matérielles (qui incluent la force de travail humaine): elle montre comment le capitalisme, qui suppose historiquement un état donné du développement des forces productives, détermine la transformation incessante, le développement nécessaire des forces productives comme moyen de produire une survaleur, comment il détermine une révolution industrielle ininterrompue (alors que lidéologie bourgeoise représente volontiers la révolution industrielle comme une évolution naturelle dont le contenu ne dépend en rien des rapports de production capitalistes). Elle montre que le développement des forces productives est la réalisation matérielle des rapports de production capitalistes. Elle montre que, dans ce développement, cest toujours la transformation des moyens de production qui précède et impose les transformations dans la qualité de la force de travail.
Lanalyse de Marx révèle que le développement des forces productives dans le capitalisme, qui tranche avec le conservatisme relatif de tous les modes de production antérieurs, nest pas un développement absolu; il nélève la productivité du travail social que dans les limites quimpose à chaque capital la recherche du profit maximal. Cependant, ce développement ne comporte aucune borne supérieure au-delà de laquelle il ne pourrait se poursuivre, sinon en raison des contradictions que détermine en son sein le caractère antagonique des rapports de production, et qui alimentent la lutte de classes. Précisément, cette lutte y est présente sous de multiples formes qui sont indissociables de lorganisation technique du procès de travail lui-même: dans le mode de production capitaliste, le développement de la productivité de travail a pour conditions nécessaires lintensification permanente du travail (les cadences infernales qui relaient lallongement de la durée du travail), la parcellisation des tâches, la déqualification relative des travailleurs, laggravation tendancielle de la division du travail manuel et du travail intellectuel (qui assure au capital le contrôle absolu des moyens de production dans leur usage), le chômage technologique des travailleurs éliminés par la mécanisation, etc.
Laccumulation
Le mouvement du capital ne produit de la survaleur que pour se reproduire lui-même comme capital, et même se reproduire sur une échelle élargie. La reproduction simple du capital intervient lorsque la survaleur est tout entière consommée par la classe capitaliste de façon improductive. La reproduction élargie, laccumulation du capital , est le véritable objectif de la production capitaliste. Elle en est en même temps le moyen, car seule elle permet la concentration du capital dont dépend lélévation de la productivité, la survaleur relative.
En apparence, dans chaque cycle de production pris isolément, le capital et le travail proviennent de deux pôles distincts; le capitaliste et le travailleur salarié, lun et lautre propriétaires dune marchandise, concluent un contrat déchange entre valeurs équivalentes (salaire contre force de travail). En réalité, dès quon considère la transformation de la survaleur en capital le procès de reproduction du capital au cours de cycles de production successifs , le capital se révèle constitué de survaleur accumulée; le capital est du surtravail extorqué servant à lextorsion dun nouveau surtravail.
Marx écrit dans Le Capital (liv. Ier, chap. XXIV): «Chaque transaction isolée respecte la loi de léchange des marchandises exactement, le capitaliste achetant continuellement la force de travail, le travailleur la vendant continuellement (on admettra même quil lachète à sa valeur réelle); dans cette mesure, la loi dappropriation qui repose sur la production et la circulation des marchandises (ou loi de la propriété privée) se transforme manifestement en son contraire direct par sa dialectique propre, interne et inéluctable. Léchange déquivalents qui apparaissait comme lopération originelle sest retourné de façon que léchange na lieu quen apparence, tandis que, premièrement, la part du capital échangée contre la force de travail nest elle-même quune part du produit du travail dautrui approprié sans équivalent et, que, deuxièmement, elle doit être remplacée par son producteur, le travailleur, en y ajoutant un nouveau surplus. Le rapport déchange réciproque entre le capitaliste et le travailleur nest donc plus quune apparence appartenant au procès de circulation, une simple forme [...]. La séparation entre propriété et travail devient la conséquence nécessaire dune loi qui, apparemment, découlait de leur identité.»
Les formes économiques de la circulation marchande et les formes juridiques bourgeoises (liberté, égalité, propriété individuelles), qui leur sont exactement adaptées, ne sont donc pas lessence ou lorigine des rapports de production capitalistes, elles sont le moyen nécessaire de leur reproduction.
Laccumulation du capital est le phénomène tendanciel fondamental auquel se rattachent les lois économiques du mode de production capitaliste. Cest son rythme conjoncturel qui commande le rythme daccroissement de la masse des salaires (et non linverse, comme sefforce de le faire croire le capitaliste). Mais celui-ci ne dépend pas seulement du taux global de laccumulation: il dépend surtout des transformations quelle entraîne dans la composition organique du capital , qui est par définition le rapport de sa fraction constante (valeur des moyens de production) à sa fraction variable (valeur de la force de travail). En tant quelle repose essentiellement sur lélévation de la productivité du travail et les révolutions technologiques productives de survaleur relative, laccumulation saccompagne dune élévation tendancielle de la composition organique moyenne du capital social, cest-à-dire dune disproportion croissante entre la fraction du capital (machines, matières premières) qui matérialise du travail passé «mort» et celle qui sinvestit en travail vivant.
Cest pourquoi laccumulation du capital produit un double résultat historique: dune part, la concentration toujours plus grande des moyens de production, la concentration inéluctable du capital sous ses différentes formes; dautre part, la création, en permanence, dune surpopulation relative des travailleurs, ou «armée industrielle de réserve», qui est la véritable loi de population de la société capitaliste, ce qui peut prendre diverses formes selon la conjoncture et les époques historiques: les différentes formes du chômage ouvrier, partiel ou total; les différentes formes de surpopulation «latente» créées par le capital dans les campagnes et les pays coloniaux.
La conjonction nécessaire de ces deux effets et leur explication montre que la reproduction de la force de travail (donc la consommation des travailleurs, leur nombre, leur qualité) est un aspect de la reproduction du capital social. «Au point de vue social, la classe ouvrière est donc, comme tout autre instrument de travail, une appartenance du capital dont le procès de reproduction implique, dans certaines limites, même la consommation individuelle des travailleurs [...]. Une chaîne retenait lesclave romain, ce sont des fils invisibles qui rivent le salarié à son propriétaire. Seulement ce «propriétaire», ce nest pas le capitaliste individuel, mais la classe capitaliste [...]. Le procès de production capitaliste, considéré dans sa continuité, ou comme reproduction, ne produit donc pas seulement marchandise, ni seulement survaleur; il produit et éternise le rapport social entre capitaliste et salarié.» Il ny a donc pas dautre moyen den pallier les effets que dabolir ce rapport lui-même , en transformant la lutte économique de classe quotidienne, grâce à quoi la classe ouvrière assure sa survie, en une lutte politique de classes pour la transformation des rapports sociaux. Le capital en fournit lui-même les bases en concentrant la classe ouvrière et en aggravant son exploitation.
Plus généralement, Marx analyse (au livre II du Capital ) les conditions densemble qui permettent la reproduction du capital et son accumulation: reprenant et transformant certaines idées de Quesnay, il montre que ces conditions sont des conditions dinégalité entre les investissements dans le secteur I du capital social (branches de production de moyens de production) et le secteur II (production de moyens de consommation), qui correspondent, à léchelle sociale, à la division de chaque capital individuel en capital constant et capital variable. Karl Marx en esquisse létude mathématique en construisant les schémas de reproduction du capital social. Ce sont ces conditions qui, à la fois, permettent la réalisation de la survaleur (sa transformation en argent capitalisable), et font que chaque capital productif trouve sur le marché les facteurs matériels de sa reproduction. Elles impliquent lavance permanente de la production des moyens de production sur celle des moyens de consommation: le fait que le secteur I du capital social constitue pour lui-même son principal marché, la production pour la production .
Mais ces analyses soulèvent des difficultés, dont la liaison interne na pu être aperçue que peu à peu, avec létude des phases successives de laccumulation capitaliste et des conditions historiques de leur «régulation» économique.
Dune part, si la reproduction du capital définie chez Marx est bien globale , elle nest cependant pas complètement analysée. La reproduction de la force de travail (où interviennent des institutions étatiques, mais aussi des rapports sociaux et idéologiques, familiaux, scolaires, etc., et enfin tout le système des inégalités entre formations sociales «développées» et «sous-développées», avec leurs effets de migrations et de surexploitation) nest envisagée quà travers son résultat «comptable»: la valeur moyenne de la force de travail équivalente à la valeur des moyens de consommation produits. Les contradictions sociales, les aspects supplémentaires de la lutte des classes quelle comporte restent donc implicites. Lapparence se reconstitue, paradoxalement, dune régulation automatique de la reproduction sociale.
Dautre part, la «réalisation» de la survaleur ne seffectue jamais dans des conditions déquilibre entre les deux «secteur», mais nécessite leur réajustement périodique, prenant la forme de crises . Quel en est le mécanisme? Sur ce point, les marxistes se sont aussitôt divisés. Les uns (comme R. Luxembourg) ont repris lexplication par la «sous-consommation» des travailleurs inaugurée par Sismondi et en ont déduit la nécessité absolue pour le capitalisme dune expansion «extérieure» (pillage colonial, conquête de nouveaux marchés). Si cette expansion ne peut se poursuivre indéfiniment («puisque la Terre est ronde»), le mode de production capitaliste va vers une catastrophe finale. Les autres (tels Lénine et Hilferding) ont développé lhypothèse inverse: celle dun déséquilibre ou dune «surproduction relative», structurelle, des moyens de production, conduisant aux formes du capitalisme de monopole industriel et financier. Dans les deux cas, larticulation entre la base productive des crises et leur forme monétaire reste une difficulté permanente.
Les lois économiques du capitalisme
Du moins les «lois économiques» énoncées par Marx possèdent-elles deux caractéristiques remarquables: dune part, ce sont des lois nécessaires , déduites du mécanisme fondamental de la production, et non pas de simples modèles des variations des grandeurs économiques définies au niveau de la circulation des marchandises et des capitaux; dautre part, ce sont des lois tendancielles , dont les effets sont contrecarrés par suite des rapports de production mêmes dont elles dérivent, et qui conduisent ainsi à des contradictions. Elles dépendent, dans leur réalisation, du développement historique de laccumulation capitaliste (la concurrence des capitaux prend des formes différentes en fonction de leur degré de concentration, du développement inégal du marché mondial, etc.). Elles débouchent ainsi directement sur létude de limpérialisme.
Les analyses quon vient de résumer constituent le cur même de la théorie de Marx, où se concentre sa nouveauté révolutionnaire. Elles impliquent lénoncé dune série dautres lois économiques, dont Marx a lui-même précisé quil navait pu, dans Le Capital , les étudier complètement, et qui apparaissent soit comme des présupposés, soit comme des conséquences de lanalyse du surtravail et de la reproduction du capital social.
Lanalyse de Marx implique lénoncé et la vérification dune loi de la valeur . Cette loi est généralement énoncée comme loi de léchange des marchandises à leur valeur, elle-même proportionnelle à la quantité de travail nécessaire à leur production. Cette formulation est cependant inexacte.
Marx a repris aux économistes classiques (A. Smith, D. Ricardo) le principe de la détermination objective de la valeur des marchandises par le temps de travail nécessaire à leur production. Mais les économistes classiques (y compris Ricardo) nont pas été en mesure de développer scientifiquement ce principe; ils ont dû en revenir plus ou moins vite à dautres principes dexplication, relevant de lobservation empirique de la circulation marchande (de la concurrence). Cette incapacité est liée à labsence dune analyse de la survaleur et des mécanismes de sa production comme sources des «formes transformées» du profit, de lintérêt et de la rente, quils cherchent à expliquer directement. Elle est liée à lerreur (héritée dAdam Smith) qui consiste à réduire, en remontant de proche en proche aux cycles de production antérieurs, la valeur de toute marchandise à du salaire et du profit, cest-à-dire à du capital variable. Autrement dit, cette incapacité vient de ce que les économistes ne voient pas que la production capitaliste est production de marchandises et de valeur uniquement en tant que production de survaleur ; ils ne voient pas dans cette production le rôle des moyens matériels de production (capital constant) dont lappropriation capitaliste reproduite en permanence permet seule de créer de la valeur, de dépenser du travail vivant en lajoutant au travail mort capitalisé. Doù la nécessité dune «critique de léconomie politique»: cest le sous-titre du Capital .
Dans la première section du Capital (liv. Ier), Marx fait lanalyse de la notion de valeur. Il montre la différence radicale entre les deux aspects de la marchandise: sa valeur dusage (son utilité) et sa valeur déchange . Lutilité sociale des marchandises (pour la production ou la consommation) renvoie aux caractères concrets (singuliers, incommensurables) du travail qui les produit et les transforme. La valeur déchange renvoie uniquement au travail abstrait , cest-à-dire à la quantité de force humaine dépensée dans la production et, en tant que telle, homogène, interchangeable. En second lieu, il distingue clairement la quantité de valeur des marchandises de leur forme de valeur , qui fait que, dans la pratique de léchange, une quantité dune marchandise donnée représente la quantité de valeur dune autre marchandise. Cette distinction lui permet dexposer une genèse logique des formes développées successives de la valeur, dont le terme est une théorie de largent, équivalent universel de toutes les autres marchandises, en qui la valeur semble se matérialiser «par nature» (ou bien «par convention»). La distinction de la valeur et de la forme de valeur permet ainsi de comprendre comment le prix des marchandises (leur équivalent en argent) peut différer quantitativement de leur valeur.
Mais cette explication nest que formelle, au sens littéral du terme. Elle ne permet pas de comprendre pourquoi ni comment la valeur des marchandises détermine leur prix. Pour cela, il faut précisément considérer les marchandises en tant que produits de capitaux. Cest lobjet du livre III, sections I et II, où Marx montre la nécessité dun taux général de profit qui soit le même pour tous les capitaux, aux fluctuations conjoncturelles près. En effet, des capitaux différents, investis dans des branches de production différentes, ont généralement des compositions organiques différentes; et, comme seul le capital variable est producteur de survaleur, ils rapporteraient par là même, dans des conditions données dexploitation de la force de travail, des profits très inégaux si les marchandises étaient vendues à leur valeur, si la survaleur produite par chaque capital constituait directement le profit quil sapproprie. Cette inégalité tendancielle entraîne la concurrence des capitaux, qui produit à son tour la péréquation des taux de profit et la fixation dun taux général moyen. Les marchandises se vendent alors (sous réserve des variations individuelles du marché) non pas à leur valeur, mais à leur prix de production , obtenu en additionnant les coûts de production (prix des moyens de production, salaires) et le profit moyen. Mais il va de soi (bien que Marx nait pu véritablement développer ce point, dune importance pratique considérable) que le mouvement des prix dépend directement des conditions dans lesquelles peut sexercer la concurrence des capitaux, et se former le «profit moyen», conditions qui se transforment avec lhistoire du capitalisme. Il va de soi également que, au niveau de la société tout entière, la somme des valeurs reste toujours strictement égale à la somme des prix de production.
Sur cet axiome reposent toutes les théories marxistes de la «régulation» du procès de production capitaliste. Rien détonnant quil soit à la fois lenjeu des rectifications (incorporant aux schémas dexplication de Marx une définition plus complexe de leurs conditions de validité historique) et des révisions (substituant à la détermination matérialiste de la valeur travail des postulats formalistes ou psychologistes d«équilibre», d«utilité» ou de «rationalité des agents économiques»).
On peut en rapprocher directement la loi de baisse tendancielle du taux de profit (Le Capital , liv. III, chap. XIII-XV), qui résulte de laccumulation capitaliste même; avec elle, la composition organique moyenne du capital social tend à sélever en permanence. Et, par conséquent, même si le capital augmente sans cesse la masse du travail salarié en élargissant léchelle de la production, en détruisant toutes les formes déconomie antérieures, il tend sans cesse à en diminuer limportance relative, à faire baisser ainsi la survaleur en proportion du capital total investi (donc, le profit). Les différents moyens que le capital met en uvre pour contrecarrer cette tendance historique se ramènent tous, en dernière analyse, soit à élargir le champ de lexploitation, soit à intensifier celle-ci en compensant la diminution relative de la masse de survaleur par lélévation absolue de son taux. Ils conduisent donc tous à laggravation et à la généralisation de lantagonisme des classes.
Le matérialisme historique
Quest-ce que le capital, en somme? Ce nest pas une «chose» (argent, moyens de production). Il doit être, au contraire, étudié comme un processus cyclique qui se déroule en permanence à léchelle de la société tout entière, et dont le moment principal est celui de la production; cest là que, simultanément, seffectuent la transformation matérielle de la nature et la création de survaleur; cest là que seffectue le travail sous la condition de fournir, dêtre un surtravail.
Le capital nest pas non plus un titre juridique , par exemple la propriété juridique (privée) des moyens de production. Certes, la propriété juridique (qui prend historiquement une série de formes, du capitalisme individuel au monopole dÉtat) est indispensable au fonctionnement du capital, de même que lui est indispensable la forme juridique, en apparence distincte, du travail salarié, qui forme système avec elle. Mais il ne sagit là que des conditions requises pour le fonctionnement des rapports de production capitalistes qui sont le processus réel dappropriation du travail par le moyen de lappropriation des moyens de production, que le cycle capitaliste reproduit sans cesse. En tant que rapport social , la propriété capitaliste est identique au travail salarié. Lun ne peut pas exister historiquement sans lautre.
Le capital est un système de rapports sociaux de production, qui ne recouvre pas autre chose que lexistence du surtravail. De même, la loi de la valeur développée par le mode de production capitaliste ne recouvre pas autre chose quun mode particulier de répartition du travail social entre les différentes branches de production, et de régulation de cette répartition en vue de lobtention du surtravail.
Mais le surtravail a dautres formes dexistence historique que la forme capitaliste: la rente féodale aussi est une forme de surtravail, souvent immédiatement visible (la corvée), que le capital a dû abolir pour se développer lui-même. Le capital nest quun système de rapports sociaux historiques, transitoires, comme lest, avec lui, lensemble des catégories économiques de la circulation et de la comptabilité marchandes quil requiert et généralise.
Cette formulation est cependant insuffisante. Elle pourrait faire penser que lanalyse de Marx conduit à un relativisme historique: faire du capital une simple forme historique, limiter son domaine de validité... Lanalyse de Marx enseigne en réalité autre chose. Elle découvre, dans le mécanisme même de cette forme historique (le mécanisme de la survaleur): les causes de la transformation des conditions matérielles dans lesquelles elle apparaît (la productivité du travail, la révolution des forces productives); les contradictions dont le développement produira sa propre «négation», sa propre destruction; les agents de cette transformation (le prolétariat) dont les capacités techniques, les formes dorganisation politique, lidéologie préfigurent en partie des rapports sociaux à venir.
Le capital, lensemble des rapports sociaux doivent donc être définis indissolublement comme processus , comme contradiction et comme tendance historique .
Cela dit, il ne suffit nullement davoir analysé la détermination économique de la lutte des classes pour être en mesure den expliquer la dialectique et den maîtriser les phases concrètes. Il faut savoir analyser également la superstructure politique et idéologique dont le fonctionnement est nécessaire à la reproduction de lensemble des rapports sociaux, par où passe également leur transformation, et qui consiste en luttes de classes spécifiques, irréductibles à la seule lutte économique. De même, il faut être en mesure danalyser le complexe des luttes de classes qui, au sein dune formation sociale donnée (la France de 1848, la Russie de 1917, le marché impérialiste mondial de 1970), renvoient à des modes de production différents, inégalement développés: la question de la paysannerie a toujours été le point le plus difficile de la théorie et de la tactique marxistes. Ces développements, Marx na pu, pour sa part, les accomplir systématiquement, à la suite du Capital . Mais il les a largement esquissés, et il en a mis les conclusions en pratique tout au long de son activité de militant. Marx nest pas le seul auteur de son uvre: le fait était, de son temps, unique.
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