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nouv. éd. publ. avec des notes et des documents inédits sous la dir. de C. Bouglé et H. Moysset Page 251 à 275
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Quel degré d' utilité les choses produites par le fermier reçoivent-elles du propriétaire ? A-t-il labouré, semé, moissonné, fauché, vanné, sarclé ? Voilà par quelles opérations le fermier et ses gens ajoutent à l' utilité des matières qu' ils consomment pour les reproduire. " le propriétaire foncier ajoute à l' utilité des marchandises par le moyen de son instrument, qui est une terre. Cet instrument reçoit les matières dont se compose le blé dans un état, et les rend dans un autre. L' action de la terre est une opération chimique, d' où résulte pour la matière du blé une modification telle, qu' en le détruisant elle le multiplie. Le sol est donc producteur d' une utilité ; et lorsqu' il (le sol ? ) la fait payer sous la forme d' un profit ou d' un fermage pour son propriétaire, ce n' est pas sans rien donner au consommateur en échange de ce que le consommateur lui paye... etc. éclaircissons tout cela. Le forgeron, qui fabrique pour le laboureur des instruments aratoires, le charron qui lui fait une voiture, le maçon qui bâtit sa grange, le charpentier, le vannier, etc., qui tous contribuent à la production agricole par les outils qu' ils préparent, sont producteurs d' utilité : à ce titre, ils ont droit à une part des produits. " sans aucun doute, dit Say ; mais la terre est aussi un instrument dont le service doit être payé, donc... " je tombe d' accord que la terre est un instrument ; mais quel en est l' ouvrier ? Est-ce le propriétaire ? Est-ce lui qui par la vertu efficace du droit de propriété, par cette qualité morale infuse dans le sol, lui communique la vigueur et la fécondité ? Voilà précisément en quoi consiste le monopole du propriétaire, que n' ayant pas fait l' instrument, il s' en fait payer le service. Que le créateur se présente et vienne lui-même réclamer le fermage de la terre, nous compterons avec lui, ou bien que le propriétaire, soi-disant fondé de pouvoirs, montre sa procuration. " le service du propriétaire, ajoute Say, est commode pour lui, j' en conviens. " l' aveu est naïf. " mais nous ne pouvons nous en passer. Sans la propriété, un laboureur se battrait avec un autre pour cultiver un champ qui n' aurait point de propriétaire, et le champ demeurerait en friche... " ainsi le rôle du propriétaire consiste à mettre les laboureurs
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d' accord en les dépouillant tous... ô raison ! ô justice ! ô science merveilleuse des économistes ! Le propriétaire, selon eux, est comme Perrin-Dandin, qui, appelé par deux voyageurs en dispute pour une huître, l' ouvre, la gruge et leur dit : la cour vous donne à tous deux une écaille. était-il possible de dire plus de mal de la propriété ? Say nous expliquerait-il comment les laboureurs qui, sans les propriétaires, se battraient entre eux pour la possession du sol, ne se battent pas aujourd' hui contre les propriétaires pour cette même possession ? C' est apparemment parce qu' ils les croient possesseurs légitimes, et que le respect d' un droit imaginaire l' emporte en eux sur la cupidité. J' ai prouvé au chapitre ii que la possession sans la propriété suffit au maintien de l' ordre social : serait-il donc plus difficile d' accorder des possesseurs sans maîtres que des fermiers ayant propriétaires ? Des hommes de travail, qui respectent à leurs dépens le prétendu droit de l' oisif, violeraient-ils le droit naturel du producteur et de l' industriel ? Quoi ! Si le colon perdait ses droits sur la terre du moment où il cesserait de l' occuper, il en deviendrait plus avide ! Et l' impossibilité d' exiger une aubaine, de frapper une contribution sur le travail d' autrui, serait une source de querelles et de procès ! La logique des économistes est singulière. Mais nous ne sommes pas au bout. Admettons que le propriétaire est le maître légitime de la terre. " la terre est un instrument de production " , disent-ils ; cela est vrai. Mais lorsque, changeant le substantif en qualificatif, ils opèrent cette conversion ; " la terre est un instrument productif " , ils émettent une damnable erreur. Selon Quesnay et les anciens économistes, toute production vient de la terre ; Smith, Ricardo, De Tracy, placent au contraire la production dans le travail. Say, et la plupart de ceux qui sont venus après lui, enseignent que, et la terre est productive, et le travail est productif, et les capitaux sont productifs. C' est de l' éclectisme en économie politique. La vérité est que ni la terre n' est productive, ni le travail n' est productif, ni les capitaux ne sont productifs ; la production résulte de ces trois éléments également nécessaires, mais, pris séparément, également stériles. En effet, l' économie politique traite de la production, de
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la distribution et de la consommation des richesses ou des valeurs ; mais de quelles valeurs ? Des valeurs produites par l' industrie humaine, c' est-à-dire des transformations que l' homme fait subir à la matière pour l' approprier à son usage, et nullement des productions spontanées de la nature. Le travail de l' homme ne consistât-il qu' en une simple appréhension de la main, il n' y a pour lui valeur produite que lorsqu' il s' est donné cette peine : jusque-là le sel de la mer, l' eau des fontaines, l' herbe des champs, le bois des forêts, sont pour lui comme s' ils n' étaient pas. La mer, sans le pêcheur et ses filets, ne donne pas de poissons ; la forêt, sans le bûcheron et sa cognée, ne fournit ni bois de chauffage ni bois de service ; la prairie, sans le faucheur, n' apporte ni foin ni regain. La nature est comme une vaste matière d' exploitation et de production ; mais la nature ne produit rien que pour la nature ; dans le sens économique, ses produits à l' égard de l' homme, ne sont pas encore des produits. Les capitaux, les outils et les machines sont pareillement improductifs. Le marteau et l' enclume, sans forgeron et sans fer, ne forgent pas ; le moulin, sans meunier et sans grain, ne moud pas, etc. Mettez ensemble des outils et des matières premières ; jetez une charrue et des semences sur un sol fertile ; montez une forge, allumez le feu et fermez la boutique, vous ne produirez pas davantage. Cette observation a été faite par un économiste en qui le bon sens dépasse la mesure de ses confrères : " Say fait jouer aux capitaux un rôle actif que ne comporte pas leur nature : ce sont des instruments inertes par eux-mêmes. " (J Droz, économie politique. ) enfin, le travail et les capitaux réunis, mais mal combinés, ne produisent encore rien. Labourez un désert de sable, battez l' eau des fleuves, passez au crible des caractères d' imprimerie, tout cela ne vous procurera ni blé, ni poissons, ni livres. Votre peine sera aussi improductive que le fut ce grand travail de l' armée de Xerxès, qui, au dire d' Hérodote, fit frapper de verges l' Hellespont pendant vingt-quatre heures par ses trois millions de soldats, pour le punir
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d' avoir rompu et dispersé le pont de bateaux que le grand roi avait fait construire. Les instruments et capitaux, la terre, le travail, séparés et considérés abstractivement, ne sont productifs que par métaphore. Le propriétaire qui exige une aubaine pour prix du service de son instrument, de la force productive de sa terre, suppose donc un fait radicalement faux, savoir, que les capitaux produisent par eux-mêmes quelque chose ; et en se faisant payer ce produit imaginaire, il reçoit, à la lettre, quelque chose pour rien. objection. mais si le forgeron, le charron, tout industriel en un mot, a droit au produit pour les instruments qu' il fournit, et si la terre est un instrument de production, pourquoi cet instrument ne vaudrait-il pas à son propriétaire, vrai ou supposé, une part dans les produits, comme cela a lieu pour les fabricants de charrues et de voitures ? réponse. c' est ici le noeud de l' énigme, l' arcane de la propriété, qu' il est essentiel de bien démêler, si l' on veut comprendre quelque chose aux étranges effets du droit d' aubaine. L' ouvrier qui fabrique ou qui répare les instruments du cultivateur en reçoit le prix une fois, soit au moment de la livraison, soit en plusieurs payements ; et ce prix une fois payé à l' ouvrier, les outils qu' il a livrés ne lui appartiennent plus. Jamais il ne réclame double salaire pour un même outil, une même réparation, si tous les ans il partage avec le fermier, c' est que tous les ans il fait quelque chose pour le fermier. Le propriétaire, au rebours, ne cède rien de son instrument : éternellement il s' en fait payer, éternellement il le conserve. En effet, le loyer que perçoit le propriétaire n' a pas pour objet les frais d' entretien et de réparation de l' instrument ; ces frais demeurent à la charge de celui qui loue, et ne regardent le propriétaire que comme intéressé à la conservation de la chose. S' il se charge d' y pourvoir, il a soin de se faire rembourser de ses avances. Ce loyer ne représente pas non plus le produit de l' instrument, puisque l' instrument par lui-même ne produit rien : nous l' avons vu tout à l' heure, et nous le verrons mieux encore par les conséquences. Enfin, ce loyer ne représente pas la participation du propriétaire dans la production, puisque cette participation ne pourrait consister, comme celle du forgeron et du charron, que dans la cession de tout ou de partie de son
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instrument, auquel cas il cesserait d' être propriétaire, ce qui impliquerait contradiction de l' idée de propriété. Donc entre le propriétaire et le fermier il n' y a point échange de valeurs ni de services ; donc, ainsi que nous l' avons dit dans l' axiome, le fermage est une véritable aubaine, une extorsion fondée uniquement sur la fraude et la violence d' une part, sur la faiblesse et l' ignorance de l' autre. les produits, disent les économistes, ne s' achètent que par des produits. cet aphorisme est la condamnation de la propriété. Le propriétaire ne produisant ni par lui-même ni par son instrument, et recevant des produits en échange de rien, est ou un parasite ou un larron. Donc, si la propriété ne peut exister que comme droit, la propriété est impossible. corollaires. 1) la constitution républicaine de 1793, qui a défini la propriété, " le droit de jouir du fruit de son travail " , s' est trompée grossièrement ; elle devait dire : la propriété est le droit de jouir et de disposer à son gré du bien d' autrui, du fruit de l' industrie et du travail d' autrui. 2) tout possesseur de terres, maisons, meubles, machines, outils, argent monnayé, etc., qui loue sa chose pour un prix excédant les frais de réparations, lesquelles réparations sont à la charge du prêteur, et figurent les produits qu' il échange contre d' autres produits, est stellionataire, coupable d' escroquerie et de concussion. En un mot, tout loyer perçu, non à titre de dommages-intérêts, mais comme prix du prêt, est un acte de propriété, un vol. commentaire historique. le tribut qu' une nation victorieuse impose à une nation vaincue est un véritable fermage. Les droits seigneuriaux, que la révolution de 1789 a abolis, les dîmes, mains-mortes, corvées, etc., étaient différentes formes du droit de propriété ; et ceux qui, sous les noms de nobles, seigneurs, prébendiers, bénéficiaires, etc., jouissaient de ces droits, n' étaient rien de plus que des propriétaires. Défendre la propriété aujourd' hui, c' est condamner la révolution. deuxième proposition : la propriété est impossible, parce que là où elle est admise la production coûte plus qu' elle ne vaut. la proposition précédente était d' ordre législatif ; celle-ci est d' ordre économique. Elle sert à prouver que la propriété, qui a pour origine la violence, a pour résultat de créer une non-valeur. " la production, dit Say, est un grand échange : pour que
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l' échange soit productif, il faut que la valeur de tous les services se trouve balancée par la valeur de la chose produite. Si cette condition n' a pas été remplie, l' échange a été inégal, le producteur a plus donné qu' il n' a reçu. " or la valeur ayant pour base nécessaire l' utilité, il résulte que tout produit inutile est nécessairement sans valeur, qu' il ne peut être échangé, partant, qu' il ne peut servir à payer les services de la production. Donc, si la production peut égaler la consommation, elle ne la dépassera jamais ; car il n' y a production réelle que là où il y a production d' utilité, et il n' y a utilité que là où se trouve possibilité de consommation. Ainsi tout produit qu' une abondance excessive rend inconsommable, devient, pour la quantité non consommée, inutile, sans valeur, non-échangeable, partant impropre à payer quoi que ce soit ; ce n' est plus un produit. La consommation, à son tour, pour être légitime, pour être une vraie consommation, doit être reproductive d' utilité ; car, si elle est improductive, les produits qu' elle détruit sont des valeurs annulées, des choses produites en pure perte, circonstance qui rabaisse les produits au-dessous de leur valeur. L' homme a le pouvoir de détruire, il ne consomme que ce qu' il reproduit. Dans une juste économie, il y a donc équation entre la production et la consommation. Tous ces points établis, je suppose une tribu de mille familles enfermée dans une enceinte de territoire déterminée et privée de commerce extérieur. Cette tribu nous représentera l' humanité tout entière, qui, répandue sur la face du globe, est véritablement isolée. En effet, la différence d' une tribu au genre humain étant dans les proportions numériques, les résultats économiques seront absolument les mêmes. Je suppose donc que ces mille familles, livrées à la culture exclusive du blé, doivent payer chaque année, en nature, un revenu de 10 p 100 sur leur produit, à cent particuliers pris parmi elles. On voit qu' ici le droit d' aubaine ressemblerait à un prélèvement fait sur la production sociale. à quoi servira ce prélèvement ? Ce ne peut être à l' approvisionnement de la tribu, car cet approvisionnement n' a rien de commun avec le fermage ; ce n' est point à payer des services et des produits, car les propriétaires, en travaillant comme les autres, n' ont travaillé que pour eux. Enfin, ce prélèvement sera sans utilité pour les rentiers, qui, ayant récolté du blé en quantité suffisante pour leur consommation, et, dans une société sans
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commerce et sans industrie ne se pouvant procurer autre chose, perdront par le fait l' avantage de leurs revenus. Dans une pareille société, le dixième du produit étant inconsommable, il y a un dixième du travail qui n' est pas payé : la production coûte plus qu' elle ne vaut. Transformons actuellement 300 de nos producteurs de blé en industriels de toute espèce : 100 jardiniers et vignerons, 60 cordonniers et tailleurs, 50 menuisiers et forgerons, 80 de professions diverses, et, pour que rien n' y manque, 7 maîtres d' école, 1 maire, 1 juge, 1 curé ; chaque métier, en ce qui le concerne, produit pour toute la tribu. Or, la production totale étant 1000, la consommation pour chaque travailleur est 1, savoir : blé, viande, céréales, 0, 700 ; vin et jardinage, 0, 100 ; chaussure et habillement, 0, 060 ; ferrements et meubles, 0, 050 ; produits divers, 0, 080 ; instruction, 0, 007 ; administration, 0, 002 ; messe, 0, 001. Total, 1. Mais la société doit une rente de 10 p 100 : et nous observerons qu' il importe peu que les seuls laboureurs la payent, ou que tous les travailleurs soient solidaires, le résultat est le même. Le fermier augmente le prix de ses denrées en proportion de ce qu' il doit ; les industriels suivent le mouvement de hausse, puis, après quelques oscillations, l' équilibre s' établit et chacun a payé une quantité à peu près égale. Ce serait une grave erreur de croire que dans une nation les seuls fermiers payent les fermages ; c' est toute la nation. Je dis donc que, vu le prélèvement de 10 p 100, la consommation de chaque travailleur est réduite de la manière suivante : blé, 0, 630 ; vin et jardinage, 0, 090 ; habits et chaussures, 0, 054 ; meubles et fers, 0, 045 ; autres produits, 0, 072 ; écolage, 0, 0063 ; administration, 0, 0018 ; messe, 0, 0009. Total, 0, 9. Le travailleur a produit 1, il ne consomme que 0, 9 ; il perd donc un dixième sur le prix de son travail ; sa production coûte toujours plus qu' elle ne vaut. D' autre part, le dixième perçu par les propriétaires n' en est pas moins une non-valeur ; car, étant eux-mêmes travailleurs, ils ont de quoi vivre avec les neuf dixièmes de leur produit, comme aux autres, rien ne leur manque. à quoi sert-il que leur ration de pain, vin, viande, habits, logement, etc., soit doublée, s' ils ne peuvent la consommer ni l' échanger ? Le prix du fermage reste donc, pour eux comme pour le reste des travailleurs, une non-valeur, et périt entre leurs mains. étendez l' hypothèse, multipliez le nombre et les espèces des produits, vous ne changerez rien au résultat. Jusqu' ici j' ai considéré le propriétaire comme prenant part à la production, non pas seulement, comme dit Say, par
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le service de son instrument, mais d' une manière effective et par le travail de ses mains : or, il est facile de voir qu' à de pareilles conditions la propriété n' existera jamais. Qu' arrive-t-il ? Le propriétaire, animal essentiellement libidineux, sans vertu ni vergogne, ne s' accommode point d' une vie d' ordre et de discipline ; s' il aime la propriété, c' est pour n' en faire qu' à son aise, quand il veut et comme il veut. Sûr d' avoir de quoi vivre, il s' abandonne à la futilité, à la mollesse ; il joue, il niaise, il cherche des curiosités et des sensations nouvelles. La propriété, pour jouir d' elle-même, doit renoncer à la condition commune et vaquer à des occupations de luxe, à des plaisirs immondes. Au lieu de renoncer à un fermage qui périssait entre leurs mains et de dégrever d' autant le travail social, nos cent propriétaires se reposent. Par cette retraite, la production absolue étant diminuée de cent, tandis que la consommation reste la même, la production et la consommation semblent se faire équilibre. Mais, d' abord, puisque les propriétaires ne travaillent plus, leur consommation est improductive d' après les principes de l' économie ; par conséquent il y a dans la société, non plus comme auparavant cent de services non payés par le produit, mais cent de produits consommés sans service ; le déficit est toujours le même, quelle que soit la colonne du budget qui l' exprime. Ou les aphorismes de l' économie politique sont faux, ou la propriété, qui les contredit, est impossible. Les économistes, regardant toute consommation improductive comme un mal, comme un vol fait au genre humain, ne se lassent point d' exhorter les propriétaires à la modération, au travail, à l' épargne ; ils leur prêchent la nécessité de se rendre utiles, de rapporter à la production ce qu' ils en reçoivent ; ils fulminent contre le luxe et la paresse les plus terribles imprécations. Cette morale est fort belle, assurément ; c' est dommage qu' elle n' ait pas le sens commun. Le propriétaire qui travaille, ou, comme disent les économistes, qui se rend utile, se fait payer pour ce travail et cette utilité : en est-il moins oisif par rapport aux propriétés qu' il n' exploite pas et dont il touche les revenus ? Sa condition, quoi qu' il fasse, est l' improductivité et la félonnerie ; il ne peut cesser de gaspiller et de détruire qu' en cessant d' être propriétaire. Mais ce n' est encore là que le moindre des maux que la propriété engendre. On conçoit à toute force que la société entretienne des oisifs ; elle aura toujours des aveugles, des manchots, des furieux, des imbéciles ; elle peut bien nourrir
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quelques paresseux. Voici où les impossibilités se compliquent et s' accumulent. troisième proposition : la propriété est impossible, parce que sur un capital donné, la production est en raison du travail, non en raison de la propriété. pour acquitter un fermage de 100, à 10 p 100 du produit, il faut que le produit soit 1000 ; pour que le produit soit 1000, il faut une force de 1000 travailleurs. Il suit de là qu' en donnant congé tout à l' heure à nos travailleurs propriétaires, qui tous avaient un droit égal de mener la vie de rentiers, nous nous sommes mis dans l' impossibilité de leur payer leurs revenus. En effet, la force productrice, qui était d' abord 1000, n' étant plus que 900, la production se trouve aussi réduite à 900, dont le dixième est 90. Il faut donc, ou que 10 propriétaires sur 100 ne soient pas payés, si les 90 autres veulent avoir leur fermage intégral ; ou que tous s' accordent à supporter une diminution de 10 p 100. Car ce n' est point au travailleur, qui n' a failli à aucune de ses fonctions, qui a produit comme par le passé, à pâtir de la retraite du propriétaire ; c' est à celui-ci à subir les conséquences de son oisiveté. Mais alors le propriétaire se trouve plus pauvre par cela même qu' il veut jouir ; en exerçant son droit, il le perd, tellement que la propriété semble décroître et s' évanouir à mesure que nous cherchons à la saisir : plus on la poursuit, moins elle se laisse prendre. Qu' est-ce qu' un droit sujet à varier d' après des rapports de nombres, et qu' une combinaison arithmétique peut détruire ? Le propriétaire travailleur recevait : 1) comme travailleur, 0, 9 de salaire ; 2) comme propriétaire, 1 de fermage. Il s' est dit : mon fermage est suffisant ; je n' ai pas besoin de travailler pour avoir du superflu. Et voilà que le revenu sur lequel il comptait se trouve diminué d' un dixième, sans qu' il imagine seulement comment s' est faite cette diminution. C' est qu' en prenant part à la production, il était créateur lui-même de ce dixième qu' il ne retrouve plus ; et lorsqu' il pensait ne travailler que pour lui, il subissait, sans s' en apercevoir, dans l' échange de ses produits, une perte dont le résultat était de lui faire payer à lui-même un dixième de son propre fermage. Comme tout autre il produisait 1, et ne recevait que 0, 9. Si, au lieu de 900 travailleurs, il n' y en avait que 500, la totalité du fermage serait réduite à 50 ; s' il n' y en avait que
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100, elle se réduirait à 10. Posons donc comme loi d' économie propriétaire l' axiome suivant : l' aubaine doit décroître comme le nombre des oisifs augmente. ce premier résultat va nous conduire à un autre bien plus surprenant : il s' agit de nous délivrer d' un seul coup de toutes les charges de la propriété, sans l' abolir, sans faire tort aux propriétaires, et par un procédé éminemment conservateur. Nous venons de voir que si le fermage d' une société de 1000 travailleurs est comme 100, celui de 900 serait comme 90, celui de 800 comme 80, celui de 100 comme 10, etc. En sorte que si la société n' était plus que de 1 travailleur, le fermage serait de 0, 10 quelles que fussent d' ailleurs l' étendue et la valeur du sol approprié. Donc, le capital territorial étant donné, la production sera en raison du travail, non en raison de la propriété. d' après ce principe, cherchons quel doit être le maximum de l' aubaine pour toute propriété. Qu' est-ce, dans l' origine, que le bail à ferme ? C' est un contrat par lequel le propriétaire cède à un fermier la possession de sa terre, moyennant une portion de ce que lui, propriétaire, en retire. Si, par la multiplication de sa famille, le fermier se trouve dix fois plus fort que son propriétaire, il produira dix fois plus : sera-ce une raison pour que le propriétaire s' en vienne décupler le fermage ? Son droit n' est pas : plus tu produis, plus j' exige ; il est : plus j' abandonne, plus j' exige. L' accroissement de la famille du fermier, le nombre de bras dont il dispose, les ressources de son industrie, causes de l' accroissement de production, tout cela est étranger au propriétaire ; ses prétentions doivent être mesurées, sur la force productrice qui est en lui, non sur la force productrice qui est dans les autres. La propriété est le droit d' aubaine, elle n' est pas le droit de capitation. Comment un homme, à peine capable à lui seul de cultiver quelques arpents, exigerait-il de la société, parce que sa propriété sera de 10000 hectares, 10000 fois ce qu' il est incapable de produire une ? Comment le prix du prêt grandirait-il en proportion du talent et de la force de l' emprunteur plutôt qu' en raison de l' utilité qu' en peut retirer le propriétaire ? Force nous est donc de reconnaître cette seconde loi économique : l' aubaine a pour mesure une fraction de la production du propriétaire. or cette production, quelle est-elle ? En d' autres termes, qu' est-ce que le seigneur et maître d' un fonds, en le prêtant à un fermier, peut dire avec raison qu' il abandonne ?
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La force productrice d' un propriétaire, comme celle de tout travailleur, étant 1, le produit dont il se prive en cédant sa terre est aussi comme 1. Si donc le taux de l' aubaine est 10 p 100, le maximum de toute aubaine sera 0, 1. Mais nous avons vu que toutes les fois qu' un propriétaire se retire de la production, la somme des produits diminue d' une unité : donc l' aubaine qui lui revient étant égale à 0, 1 tandis qu' il reste parmi les travailleurs, sera par sa retraite, d' après la loi de décroissance du fermage, égale à 0, 09. Ce qui nous conduit à cette dernière formule : le maximum de revenu d' un propriétaire est égal à la racine carrée du produit de 1 travailleur (ce produit étant exprimé par un nombre convenu) ; la diminution que souffre ce revenu, si le propriétaire est oisif, est égale à une fraction qui aurait pour numérateur l' unité, et pour dénominateur le nombre qui servirait à exprimer le produit. ainsi le maximum de revenu d' un propriétaire oisif, ou travaillant pour son propre compte en dehors de la société, évalué à 10 p 100 sur une production moyenne de 1000 fr par travailleur, sera de 90 fr. Si donc la France compte 1 million de propriétaires jouissant, l' un portant l' autre, de 1000 francs de revenu, et les consommant improductivement, au lieu de 1 milliard qu' ils se font payer chaque année, il ne leur est dû, selon toute la rigueur du droit et le calcul le plus exact, que 90 millions. C' est quelque chose qu' une réduction de 910 millions sur les charges qui accablent principalement la classe travailleuse ; cependant nous ne sommes pas à fin de comptes, et le travailleur ne connaît pas encore toute l' étendue de ses droits. Qu' est-ce que le droit d' aubaine, réduit, comme nous venons de le faire, à sa juste mesure dans le propriétaire oisif ? Une reconnaissance du droit d' occupation. Mais le droit d' occupation étant égal pour tous, tout homme sera, au même titre, propriétaire ; tout homme aura droit à un revenu égal à une fraction de son produit. Si donc le travailleur est obligé par le droit de propriété de payer une rente au propriétaire, le propriétaire est obligé, par le même droit, de payer la même rente au travailleur ; et, puisque leurs droits se balancent, la différence entre eux est zéro. scolie. si le fermage ne peut être légalement qu' une fraction du produit présumé du propriétaire, quelle que soit l' étendue et l' importance de la propriété, la même chose a lieu pour un grand nombre de petits propriétaires séparés : car, bien qu' un seul homme puisse exploiter séparément
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chacune d' elles, le même homme ne peut les exploiter simultanément toutes. Résumons : le droit d' aubaine, qui ne peut exister que dans des limites très restreintes, marquées par les lois de la production, s' annihile par le droit d' occupation ; or, sans le droit d' aubaine, il n' y a pas de propriété ; donc la propriété est impossible. quatrième proposition : la propriété est impossible, parce qu' elle est homicide. si le droit d' aubaine pouvait s' assujettir aux lois de la raison et de la justice, il se réduirait à une indemnité ou reconnaissance dont le maximum ne dépasserait jamais, pour un seul travailleur, une certaine fraction de ce qu' il est capable de produire ; nous venons de le démontrer. Mais pourquoi le droit d' aubaine, ne craignons pas de le nommer par son nom, le droit du vol, se laisserait-il gouverner par la raison, avec laquelle il n' a rien de commun ? Le propriétaire ne se contente pas de l' aubaine telle que le bon sens et la nature des choses la lui assignent : il se la fait payer dix fois, cent fois, mille fois, un million de fois. Seul, il ne tirerait de sa chose que 1 de produit, et il exige que la société qu' il n' a point faite lui paye, non plus un droit proportionnel à la puissance productive de lui propriétaire, mais un impôt par tête ; il taxe ses frères selon leur force, leur nombre et leur industrie. Un fils naît au laboureur : bon, dit le propriétaire, c' est une aubaine de plus. Comment s' est effectuée cette métamorphose du fermage en capitation ? Comment nos jurisconsultes et nos théologiens, ces docteurs si retors, n' ont-ils pas réprimé cette extension du droit d' aubaine ? Le propriétaire calculant, d' après sa capacité productive, combien il faut de travailleurs pour occuper sa propriété, la partage en autant de portions, et dit : chacun me payera l' aubaine. Pour multiplier son revenu, il lui suffit donc de diviser sa propriété. Au lieu d' évaluer l' intérêt qui lui est dû sur son travail à lui, il l' évalue sur son capital ; et par cette substitution la même propriété qui dans les mains du maître ne peut jamais produire qu' un, vaut à ce maître comme dix, cent, mille, million. Dès lors, il n' a plus qu' à se tenir prêt à enregistrer les noms des travailleurs qui lui arrivent ; sa tâche se réduit à délivrer des permissions et des quittances. Non content encore d' un service si commode, le propriétaire n' entend point supporter le déficit qui résulte de son
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inaction : il se rejette sur le producteur, dont il exige toujours la même rétribution. Le fermage d' une terre une fois élevé à sa plus haute puissance, le propriétaire n' en rabat jamais ; la cherté des subsistances, la rareté des bras, les inconvénients des saisons, la mortalité même, ne le regardent point : pourquoi souffrirait-il du malheur des temps puisqu' il ne travaille pas ? Ici commence une nouvelle série de phénomènes. Say, qui raisonne à merveille toutes les fois qu' il attaque l' impôt, mais qui ne veut jamais comprendre que le propriétaire exerce, à l' égard du fermier, le même acte de spoliation que le percepteur, dit, dans sa seconde à Malthus : " si le collecteur d' impôts, ses commettants, etc., consomment un sixième des produits, ils obligent par là les producteurs à se nourrir, à se vêtir enfin avec les cinq sixièmes de ce qu' ils produisent. -on en convient, mais en même temps on dit qu' il est possible à chacun de vivre avec les cinq sixièmes de ce qu' il produit. J' en conviendrai moi-même, si l' on veut ; mais je demanderai à mon tour si l' on croit que le producteur vécût aussi bien, au cas que l' on vînt à lui demander au lieu d' un sixième, deux sixièmes, ou le tiers de sa production ? -... etc. Si le patron des économistes français avait été moins aveuglé par ses préjugés de propriété, il aurait vu que tel est précisément l' effet produit par le fermage. Soit une famille de paysans composée de six personnes, le père, la mère et quatre enfants, vivants à la campagne d' un petit patrimoine qu' ils exploitent. Je suppose qu' en travaillant bien, ils parviennent à nouer, comme on dit, les deux bouts ; qu' eux logés, chauffés, vêtus et nourris, ils ne fassent point de dettes, mais aussi point d' économies. Bon an, mal an, ils vivent : si l' année est heureuse, le père boit un peu plus de vin, les filles s' achètent une robe, les garçons un chapeau ; on mange un peu de froment, quelquefois de la viande. Je dis que ces gens-là s' enfoncent et se ruinent. Car, d' après le troisième corollaire de notre axiome, ils se doivent à eux-mêmes un intérêt pour le capital dont ils sont propriétaires : n' évaluant ce capital qu' à 8000 fr, à 2 et demi pour cent, c' est 200 fr d' intérêts à payer chaque année. Si donc ces 200 fr, au lieu d' être prélevés sur le produit brut pour rentrer dans l' épargne et s' y capitaliser,
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passent dans la consommation, il y a déficit annuel de 200 fr sur l' actif du ménage, tellement qu' au bout de quarante ans, ces bonnes gens, qui ne se doutent de rien, ont mangé leur avoir et se sont fait banqueroute. Ce résultat paraît bouffon : c' est une triste réalité. La conscription arrive... qu' est-ce que la conscription ? Un acte de propriété exercé à l' improviste par le gouvernement sur les familles, une spoliation d' hommes et d' argent. Les paysans n' aiment point à laisser partir leurs fils ; en cela je trouve qu' ils n' ont point de tort. Il est difficile qu' un homme de vingt ans gagne au séjour des casernes ; quand il ne s' y corrompt pas, il s' y déteste. Jugez en général de la moralité du soldat par la haine qu' il porte à l' uniforme : malheureux ou mauvais sujet, c' est la condition du français sous les drapeaux. Cela ne devrait pas être, mais cela est. Interrogez cent mille hommes, et soyez sûr que pas un ne me démentira. Notre paysan pour racheter ses deux conscrits débourse 4000 fr qu' il emprunte : à 5 p 100, voilà les 200 fr dont nous parlions tout à l' heure. Si jusqu' à ce moment la production de la famille, régulièrement balancée par sa consommation, a été de 1200 fr, soit 200 par personne, il faudra pour servir cet intérêt, ou que les six travailleurs produisent comme sept, ou qu' ils ne consomment que comme cinq. Retrancher sur la consommation ne se peut ; comment retrancher du nécessaire ? Produire davantage est impossible ; on ne saurait travailler ni mieux ni plus. Essayera-t-on d' un parti mitoyen, de consommer comme cinq et demi en produisant comme six et demi ? On éprouvera bientôt qu' avec l' estomac il n' est pas de composition ; qu' au-dessous d' un certain degré d' abstinence il est impossible de descendre ; que ce qui peut être retranché du strict nécessaire sans exposer la santé est peu de chose ; et, quant au surcroît de produit, vienne une gelée, une sécheresse, une épizootie, et tout l' espoir du laboureur est anéanti. Bref, la rente ne sera payée, les intérêts s' accumuleront, la petite métairie sera saisie, et l' ancien possesseur chassé. Ainsi une famille qui vécut heureuse tant qu' elle n' exerça pas le droit de propriété, tombe dans la misère aussitôt que l' exercice de ce droit devient un besoin. La propriété, pour être satisfaite, exigerait que le colon eût la double puissance d' étendre le sol et de le féconder par la parole. Simple possesseur de la terre, l' homme y trouve de quoi subsister ; prétend-il au droit du propriétaire, elle ne lui suffit plus. Ne pouvant produire que ce qu' il consomme, le
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fruit qu' il recueille de son labeur est la récompense de sa peine : il n' y a rien pour l' instrument. Payer ce qu' il ne peut produire, telle est la condition du fermier après que le propriétaire s' est retiré de la production sociale pour exploiter le travailleur par de nouvelles pratiques. Revenons maintenant à notre première hypothèse. Les neuf cents travailleurs, sûrs d' avoir autant produit que par le passé, sont tout surpris, après avoir acquitté leur fermage, de se trouver plus pauvres d' un dixième que l' année d' auparavant. En effet, ce dixième étant produit et payé par le propriétaire-travailleur, qui participait alors à la production et aux charges publiques, maintenant ce même dixième n' a pas été produit et il a été payé ; il doit donc se trouver en moins sur la consommation du producteur. Pour combler cet incompréhensible déficit, le travailleur emprunte, avec pleine certitude de rendre, certitude qui se réduit pour l' année suivante à un nouvel emprunt augmenté des intérêts du premier. à qui emprunte-t-il ? Au propriétaire. Le propriétaire prête au travailleur ce qu' il en a reçu de trop ; et ce trop perçu, qu' il devrait rendre, lui profite à nouveau sous la forme de prêt à intérêt. Alors les dettes s' accroissent indéfiniment, le propriétaire se lasse de faire des avances à un producteur qui ne rend jamais, et celui-ci, toujours volé et toujours empruntant ce qu' on lui vole, finit par une banqueroute de tout le bien qu' on lui a pris. Supposons qu' alors le propriétaire qui, pour jouir de ses revenus, a besoin du fermier, le tienne quitte : il aura fait un acte de haute bienfaisance pour lequel m le curé le recommandera dans son prône ; tandis que le pauvre fermier, confus de cette inépuisable charité, instruit par son catéchisme à prier pour ses bienfaiteurs, se promettra de redoubler de courage et de privations afin de s' acquitter envers un si digne maître. Cette fois il prend ses mesures ; il hausse le prix des grains. L' industriel en a fait autant pour ses produits ; la réaction a lieu et, après quelques oscillations, le fermage, que le paysan a cru faire supporter à l' industriel, se trouve à peu près équilibré. Si bien, que tandis qu' il s' applaudit de son succès, il se trouve encore appauvri, mais dans une proportion un peu moindre qu' auparavant. Car, la hausse ayant été générale, le propriétaire est atteint ; en sorte que les travailleurs, au lieu d' être plus pauvres d' un dixième, ne le sont plus que de neuf dixièmes. Mais c' est toujours
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une dette pour laquelle il faudra emprunter, payer des intérêts, épargner et jeûner. Jeûne pour les neuf centièmes qu' on ne devrait pas payer et qu' on paye ; jeûne pour l' amortissement des dettes ; jeûne pour leurs intérêts : que la récolte manque, et je jeûne ira jusqu' à l' inanition. On dit : il faut travailler davantage. Mais d' abord l' excès de travail tue aussi bien que le jeûne ; qu' arrivera-t-il s' ils se réunissent ? - il faut travailler davantage ; cela signifie apparemment qu' il faut produire davantage. à quelles conditions s' opère la production ? Par l' action combinée du travail, des capitaux et du sol. Pour le travail, le fermier se charge de le fournir ; mais les capitaux ne se forment que par l' épargne : or, si le fermier pouvait amasser quelque chose, il acquitterait ses dettes. Admettons enfin que les capitaux ne lui manquent pas : de quoi lui serviront-ils, si l' étendue de la terre qu' il cultive reste toujours la même ? C' est le sol qu' il faut multiplier. Dira-t-on enfin qu' il faut travailler mieux et plus fructueusement ? Mais le fermage a été calculé sur une moyenne de production qui ne peut être dépassée : s' il en était autrement, le propriétaire augmenterait le fermage. N' est-ce pas ainsi que les grands propriétaires de terres ont successivement augmenté le prix de leurs baux, à mesure que l' accroissement de population et le développement de l' industrie leur ont appris ce que la société pouvait tirer de leurs propriétés ? Le propriétaire reste étranger à l' action sociale : mais, comme le vautour, les yeux fixés sur sa proie, il se tient prêt à fondre sur elle et à la dévorer. Les faits que nous avons observés sur une société de mille personnes se reproduisent en grand dans chaque nation et dans l' humanité tout entière, mais avec des variations infinies et des caractères multipliés, qu' il n' est pas de mon dessein de décrire. En somme, la propriété, après avoir dépouillé le travailleur par l' usure, l' assassine lentement par l' exténuation ; or, sans la spoliation et l' assassinat, la propriété n' est rien ; avec la spoliation et l' assassinat, elle périt bientôt faute de soutien : donc elle est impossible. cinquième proposition : la propriété est impossible, parce qu' avec elle la société se dévore. quand l' âne est trop chargé, il s' abat ; l' homme avance toujours. Cet indomptable courage, bien connu du propriétaire,
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fonde l' espoir de sa spéculation. Le travailleur libre produit 10 ; pour moi, pense le propriétaire, il produira 12. En effet, avant de consentir à la confiscation de son champ, avant de dire adieu au toit paternel, le paysan dont nous avons raconté l' histoire tente un effort désespéré ; il prend à ferme de nouvelles terres. Il sèmera un tiers de plus, et, la moitié de ce nouveau produit étant pour lui, il récoltera un sixième en sus et il payera sa rente. Que de maux ! Pour ajouter un sixième à sa production, il faut que le laboureur ajoute, non pas un sixième, mais deux sixièmes à son travail. C' est à ce prix qu' il moissonne et qu' il paye un fermage que devant Dieu il ne doit pas. Ce que fait le fermier, l' industriel l' essaye à son tour : celui-là multiplie ses labours et dépossède ses voisins ; celui-ci abaisse le prix de sa marchandise, s' efforce d' accaparer la fabrication et la vente, d' écraser ses concurrents. Pour assouvir la propriété, il faut d' abord que le travailleur produise au delà de ses besoins ; puis, il faut qu' il produise au delà de ses forces ; car, par l' émigration des travailleurs devenus propriétaires, l' un est toujours la conséquence de l' autre. Mais pour produire au delà de ses forces et de ses besoins, il faut s' emparer de la production d' autrui, et par conséquent diminuer le nombre des producteurs : ainsi le propriétaire, après avoir fait baisser la production en se mettant à l' écart, la fait baisser encore en fomentant l' accaparement du travail. Comptons. Le déficit éprouvé par le travailleur, après le payement de la rente ayant été, comme nous l' avons reconnu, d' un dixième, cette quantité sera celle dont il cherchera à augmenter sa production. Pour cela, il ne voit d' autre moyen que d' accroître sa tâche : c' est aussi ce qu' il fait. Le mécontentement des propriétaires qui n' ont pu se faire intégralement payer, les offres avantageuses et les promesses que leur font d' autres fermiers, qu' ils supposent plus diligents, plus laborieux, plus sûrs : les tripotages secrets et les intrigues, tout cela détermine un mouvement dans la répartition des travaux et l' élimination d' un certain nombre de producteurs. Sur 900, 90 seront expulsés, afin d' ajouter un dixième à la production des autres. Mais le produit total en sera-t-il augmenté ? Pas le moins du monde : il y aura 810 travailleurs produisant comme 900, tandis que c' est comme 1000 qu' ils devraient produire. Or, le fermage ayant été établi en raison du capital territorial, non en raison du travail, et ne diminuant pas, les dettes continuent comme par le passé, avec un surcroît de fatigue. Voilà donc une
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société qui se décime, et se décime encore : elle s' annihilerait si les faillites, les banqueroutes, les catastrophes politiques et économiques ne venaient périodiquement rétablir l' équilibre et distraire l' attention des véritables causes de la gêne universelle. Après l' accaparement des capitaux et des terres viennent les procédés économiques, dont le résultat est encore de mettre un certain nombre de travailleurs hors de la production. L' intérêt suivant partout le fermier et l' entrepreneur, ils se disent, chacun de son côté : j' aurais de quoi payer mon fermage et mes intérêts, si je payais moins de main-d' oeuvre. Alors ces inventions admirables, destinées à rendre le travail facile et prompt, deviennent autant de machines infernales qui tuent les travailleurs par milliers. " il y a quelques années, la comtesse de Strafford expulsa 15000 individus de ses terres, qu' ils faisaient valoir comme fermiers. Cet acte d' administration privée fut renouvelé en 1820 par un autre grand propriétaire écossais, à l' égard de 600 familles de fermiers. " (Tissot, du suicide et de la révolte) . L' auteur que je cite, et qui a écrit des pages éloquentes sur l' esprit de révolte qui agite les sociétés modernes, ne dit pas s' il aurait désapprouvé une révolte de la part de ces proscrits. Pour moi, je déclare hautement qu' elle eût été à mes yeux le premier des droits et le plus saint des devoirs ; et tout ce que je souhaite aujourd' hui, c' est que ma profession de foi soit entendue. La société se dévore : 1) par la suppression violente et périodique des travailleurs ; nous venons de le voir et nous le verrons encore ; 2) par la retenue que la propriété exerce sur la consommation du producteur. Ces deux modes de suicide sont d' abord simultanés ; mais bientôt le premier reçoit une nouvelle activité du second, la famine se joignant à l' usure pour rendre le travail tout à la fois plus nécessaire et plus rare. D' après les principes du commerce et de l' économie
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politique, pour qu' une entreprise industrielle soit bonne, il faut que son produit soit égal : 1) à l' intérêt du capital ; 2) à l' entretien de ce capital ; 3) à la somme des salaires de tous les ouvriers et entrepreneurs ; de plus, il faut autant que possible qu' il y ait un bénéfice quelconque de réalisé. Admirons le génie fiscal et rapace de la propriété : autant l' aubaine prend de noms différents, autant de fois le propriétaire prétend la recevoir : 1) sous forme d' intérêt ; 2) sous celle de bénéfices. Car, dit-il, l' intérêt des capitaux fait partie des avances de fabrication. Si l' on a mis 100000 fr dans une manufacture, et que, dépenses prélevées, on recueille 5000 fr dans l' année, on n' a pas de profit, on a seulement l' intérêt du capital. Or, le propriétaire n' est pas homme à travailler pour rien : semblable au lion de la fable, il se fait payer chacun de ses titres, de manière qu' après qu' il est servi, il ne reste rien pour les associés. ego primam tollo, nominor quia leo : secundam quia sum fortis tribuetis mihi : tum quia plus valeo, me sequetur tertia : malo adficietur, si quis quartam tetigerit. je ne connais rien de plus joli que cette fable. je suis entrepreneur, je prends la première part : je suis travailleur, je prends la seconde : je suis capitaliste, je prends la troisième : je suis propriétaire, je prends tout. en quatre vers, Phèdre a résumé toutes les formes de la propriété. Je dis que cet intérêt, à plus forte raison ce profit, est impossible. Que sont les travailleurs les uns par rapport aux autres ? Des membres divers d' une grande société industrielle, chargés, chacun en particulier, d' une certaine partie de la production générale, d' après le principe de la division du travail et des fonctions. Supposons d' abord que cette société se réduise aux trois individus suivants : un éleveur de bétail, un tanneur, un cordonnier. L' industrie sociale consiste à faire des souliers. Si je demandais quelle doit être la part de chaque producteur dans le produit de la société, le premier écolier venu me répondrait par une règle de commerce ou de compagnie que cette part est égale au tiers du produit. Mais il ne s' agit pas ici de balancer les droits de travailleurs conventionnellement associés : il faut prouver qu' associés ou non, nos trois industriels sont forcés d' agir comme s' ils
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l' étaient ; que, bon gré mal gré qu' ils en aient, la force des choses, la nécessité mathématique les associe. Trois opérations sont nécessaires pour produire des souliers : l' éducation du bétail, la préparation des cuirs, la taille et la couture. Si le cuir, sortant de l' étable du fermier, vaut 1, il vaut 2 en sortant de la fosse du tanneur, 3 en sortant de la boutique du cordonnier. Chaque travailleur a produit un degré d' utilité ; de sorte qu' en additionnant tous les degrés d' utilité produite, on a la valeur de la chose. Pour avoir une quantité quelconque de cette chose, il faut donc que chaque producteur paye, d' abord son propre travail, secondement le travail des autres producteurs. Ainsi, pour avoir 10 de cuir en souliers, le fermier donnera 30 de cuir cru, et le tanneur 20 de cuir tanné. Car 10 de cuir en souliers valent 30 de cuir cru, par les deux opérations successives qui ont eu lieu, comme 20 de cuir tanné valent aussi 30 de cuir cru par le travail du tanneur. Mais que le cordonnier, exige 33 du premier et 22 du second pour 10 de sa marchandise, l' échange n' aura pas lieu ; car il s' ensuivrait que le fermier et le tanneur, après avoir payé 10 le travail du cordonnier, devraient racheter pour 11 ce qu' ils auraient eux-mêmes donné pour 10 ; ce qui est impossible. Eh bien ! C' est pourtant là ce qui arrive toutes les fois qu' un bénéfice quelconque est réalisé par un industriel, que ce bénéfice se nomme rente, fermage, intérêt ou profit. Dans la petite société dont nous parlons, si le cordonnier, pour se procurer les outils de son métier, acheter les premières fournitures de cuir et vivre quelque temps avant la rentrée de ses fonds, emprunte de l' argent à intérêt, il est clair que pour payer l' intérêt de cet argent il sera forcé de bénéficier sur le tanneur et le fermier ; mais comme ce bénéfice est impossible sans fraude, l' intérêt retombera sur le malheureux cordonnier et le dévorera lui-même. J' ai pris pour exemple un cas imaginaire et d' une simplicité hors nature : il n' y a pas de société humaine réduite à trois fonctions. La société la moins civilisée suppose déjà des industries nombreuses ; aujourd' hui le nombre des fonctions industrielles (j' entends par fonction industrielle toute fonction utile) s' élève peut-être à plus de mille. Mais quel que soit le nombre de fonctionnaires, la loi économique reste la même : pour que le producteur vive, il faut que son salaire puisse racheter son produit. les économistes ne peuvent ignorer ce principe rudimentaire de leur prétendue science ; pourquoi donc s' obstinent-ils
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à soutenir et la propriété, et l' inégalité des salaires, et la légitimité de l' usure, et l' honnêteté du gain, toutes choses qui contredisent la loi économique et rendent impossibles les transactions ? Un entrepreneur achète pour 100000 francs de matières premières ; il paye 50000 francs de salaires et de main-d' oeuvre, et puis il veut retirer 200000 francs du produit, c' est-à-dire qu' il veut bénéficier et sur la matière et sur le service de ses ouvriers ; mais si le fournisseur de matières premières et les travailleurs ne peuvent, avec leurs salaires réunis, racheter ce qu' ils ont produit pour l' entrepreneur, comment peuvent-ils vivre ? Je vais développer ma question ; les détails deviennent ici nécessaires. Si l' ouvrier reçoit pour son travail une moyenne de 3 francs par jour, pour que le bourgeois qui l' occupe gagne, en sus de ses propres appointements, quelque chose, ne fût-ce que l' intérêt de son matériel, il faut qu' en revendant, sous forme de marchandise, la journée de son ouvrier, il en tire plus de 3 francs. L' ouvrier ne peut donc pas racheter ce qu' il produit au compte du maître. Il en est ainsi de tous les corps d' état sans exception : le tailleur, le chapelier, l' ébéniste, le forgeron, le tanneur, le maçon, le bijoutier, l' imprimeur, le commis, etc., etc., jusqu' au laboureur et au vigneron, ne peuvent racheter leurs produits, puisque, produisant pour un maître qui, sous une forme ou sous une autre, bénéficie, il leur faudrait payer leur propre travail plus cher qu' on ne leur en donne. En France, 20 millions de travailleurs, répandus dans toutes les branches de la science, de l' art et de l' industrie, produisent toutes les choses utiles à la vie de l' homme ; la somme de leurs journées égale, chaque année, par hypothèse, 20 milliards ; mais, à cause du droit de propriété et de la multitude des aubaines, primes, dîmes, intérêts, pots-de-vin, profits, fermages, loyers, rentes, bénéfices de toute nature et de toute couleur, les produits sont estimés par les propriétaires et patrons 25 milliards : qu' est-ce que cela veut dire ? Que les travailleurs, qui sont obligés de racheter ces mêmes produits pour vivre, doivent payer 5 ce qu' ils ont produit 4, ou jeûner de cinq jours l' un. S' il y a un économiste en France capable de démontrer la fausseté de ce calcul, je le somme de se faire connaître, et je prends l' engagement de rétracter tout ce qu' à tort et méchamment j' aurai avancé contre la propriété. Voyons maintenant les conséquences de ce bénéfice. Si, dans toutes les professions, le salaire de l' ouvrier était
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le même, le déficit occasionné par le prélèvement du propriétaire se ferait sentir également partout ; mais aussi la cause du mal serait tellement évidente ; qu' elle eût été dès longtemps aperçue et réprimée. Mais, comme entre les salaires, depuis celui de balayeur jusqu' à celui de ministre, il règne la même inégalité qu' entre les propriétés, il se fait un ricochet de spoliation du plus fort au plus faible, si bien que le travailleur éprouvant d' autant plus de privations qu' il est placé plus bas dans l' échelle sociale, la dernière classe du peuple est littéralement mise à nu et mangée vive par les autres. Le peuple des travailleurs ne peut acheter ni les étoffes qu' il tisse, ni les meubles qu' il fabrique, ni les métaux qu' il forge, ni les pierreries qu' il taille, ni les estampes qu' il grave ; il ne peut se procurer ni le blé qu' il sème, ni le vin qu' il fait croître, ni la chair des animaux qu' il élève ; il ne lui est pas permis d' habiter les maisons qu' il a bâties, d' assister aux spectacles qu' il défraye, de goûter le repos que son corps réclame : et pourquoi ? Parce que pour jouir de tout cela il faudrait l' acheter au prix coûtant, et que le droit d' aubaine ne le permet pas. Sur l' enseigne de ces magasins somptueux que son indigence admire, le travailleur lit en gros caractères : c' est ton ouvrage, et tu n' en auras pas : sic vos non vobis ! tout chef de manufacture qui fait travailler 1000 ouvriers et qui gagne sur chacun un sou par jour, est un homme qui prépare la détresse de 1000 ouvriers ; tout bénéficiaire a juré le pacte de famine. Mais le peuple n' a pas même ce travail à l' aide duquel la propriété l' affame ; et pourquoi ? Parce que l' insuffisance du salaire force les ouvriers à l' accaparement du travail, et qu' avant d' être décimés par la disette, ils se déciment entre eux par la concurrence. Ne nous lassons point de poursuivre cette vérité. Si le salaire de l' ouvrier ne peut acheter son produit, il s' ensuit que le produit n' est pas fait pour le producteur. à qui donc est-il réservé ? Au consommateur plus riche, c' est-à-dire à une fraction seulement de la société. Mais quand toute la société travaille, elle produit pour toute la société ; si donc une partie seulement de la société consomme, il faut que tôt ou tard une partie de la société se repose. Or, se reposer, c' est périr, tant pour le travailleur que pour le propriétaire : vous ne sortirez jamais de là. Le plus désolant spectacle qui se puisse imaginer, c' est de voir les producteurs se roidir et lutter contre cette nécessité mathématique, contre cette puissance des nombres, que leurs préoccupations les empêchent d' apercevoir.
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Si 100000 ouvriers imprimeurs peuvent fournir à la consommation littéraire de 34 millions d' hommes, et que le prix des livres ne soit accessible qu' au tiers des consommateurs, il est évident que ces 100000 ouvriers produiront trois fois autant que les libraires peuvent vendre. Pour que la production des premiers ne dépasse jamais les besoins de la consommation, il faut, ou qu' ils chôment deux jours sur trois, ou qu' ils se relèvent par tiers chaque semaine, chaque mois ou chaque trimestre, c' est-à-dire que pendant les deux tiers de leur vie ils ne vivent pas. Mais l' industrie, sous l' influence propriétaire, ne procède pas avec cette régularité : il est de son essence de produire beaucoup en peu de temps, parce que plus la masse des produits est grande, plus l' exécution est rapide plus aussi le prix de revient pour chaque exemplaire diminue. Au premier signe d' épuisement, les ateliers se remplissent, tout le monde se met à l' oeuvre ; alors le commerce est prospère, et gouvernants et gouvernés s' applaudissent. Mais plus on déploie d' activité, plus on se prépare de fériation ; plus on rit, plus on pleurera. Sous le régime de propriété, les fleurs de l' industrie ne servent à tresser que des couronnes funéraires : l' ouvrier qui travaille creuse son tombeau. Quand l' atelier chôme, l' intérêt du capital court : le maître producteur cherche donc naturellement à entretenir sa production en diminuant ses frais. Alors viennent les diminutions de salaires, l' introduction des machines, l' irruption des enfants et des femmes dans les métiers d' hommes, la dépréciation de la main-d' oeuvre, la mauvaise fabrication. On produit encore, parce que l' abaissement des frais de production permet d' étendre la sphère du débit ; mais on ne produit pas longtemps, parce que la modicité du prix de revient étant basée sur la quantité et la célérité de la production, la puissance productive tend plus que jamais à dépasser la consommation. C' est quand la production s' arrête devant des travailleurs dont le salaire suffit à peine à la subsistance de la journée, que les conséquences du principe de propriété deviennent affreuses : là, point d' économie, point d' épargne, point de petit capital accumulé qui puisse faire vivre un jour de plus. Aujourd' hui, l' atelier est fermé ; demain, c' est le jeûne sur la place publique ; après demain, ce sera mort à l' hôpital ou repas dans la prison. De nouveaux accidents viennent compliquer cette épouvantable situation. Par suite de l' encombrement des marchandises et de l' extrême diminution des prix, l' entrepreneur se trouve bientôt dans l' impossibilité de servir les intérêts des capitaux qu' il exploite ; alors les actionnaires
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effrayés s' empressent de retirer leurs fonds, la production est suspendue, le travail s' arrête. Puis on s' étonne que les capitaux désertent le commerce pour se précipiter à la bourse ; et j' entendais un jour M Blanqui déplorer amèrement l' ignorance et la déraison des capitalistes. La cause de ce mouvement des capitaux est bien simple ; mais par cela même un économiste ne pouvait l' apercevoir, ou plutôt ne devait pas la dire : cette cause est tout entière dans la concurrence. j' appelle concurrence non pas seulement la rivalité de deux industries de même espèce, mais l' effort général et simultané que font toutes les industries pour se primer l' une l' autre. Cet effort est tel aujourd' hui, que le prix des marchandises peut à peine couvrir les frais de fabrication et de vente ; en sorte que les salaires de tous les travailleurs étant prélevés, il ne reste plus rien, pas même l' intérêt, pour les capitalistes. La cause première des stagnations commerciales et industrielles est donc l' intérêt des capitaux, cet intérêt que toute l' antiquité s' est accordée à flétrir sous le nom d' usure, lorsqu' il sert à payer le prix de l' argent, mais que l' on n' a jamais osé condamner sous les dénominations de loyer, fermage ou bénéfice : comme si l' espèce des choses prêtées pouvait jamais légitimer le prix du prêt, le vol. Telle est l' aubaine perçue par le capitaliste, telle sera la fréquence et l' intensité des crises commerciales : la première étant donnée, on peut toujours déterminer les deux autres, et réciproquement. Voulez-vous connaître le régulateur d' une société ? Informez-vous de la masse des capitaux actifs, c' est-à-dire portant intérêt, et du taux légal de cet intérêt. Le cours des événements ne sera plus qu' une série de culbutes, dont le nombre et le fracas seront en raison de l' action des capitaux. En 1839, le nombre des faillites, pour la seule place de Paris, a été de 1064 ; cette proportion s' est soutenue dans les premiers mois de 1840, et, au moment où j' écris ces lignes, la crise ne paraît pas arrivée à son terme. On affirme, en outre, que le nombre des maisons qui se liquident est de beaucoup plus considérable que celui des maisons dont les faillites sont déclarées : qu' on juge, d' après ce cataclysme, de la force d' aspiration de la trombe. La décimation de la société est tantôt insensible et permanente, tantôt périodique et brusque : cela dépend des diverses manières dont agit la propriété. Dans un pays de propriété morcelée et de petite industrie, les droits et les prétentions de chacun se faisant contrepoids, la puissance
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d' envahissement s' entre-détruit : là, à vrai dire, la propriété n' existe pas, puisque le droit d' aubaine est à peine exercé. La condition des travailleurs, quant à la sécurité de la vie, est à peu près la même que s' il y avait entre eux égalité absolue ; ils sont privés de tous les avantages d' une franche et entière association, mais leur existence n' est pas du moins menacée. à part quelques victimes isolées du droit de propriété, du malheur desquelles personne n' aperçoit la cause première, la société paraît calme au sein de cette espèce d' égalité : mais prenez garde, elle est en équilibre sur le tranchant d' une épée ; au moindre choc, elle tombera et sera frappée à mort. D' ordinaire, le tourbillon de la propriété se localise : d' une part, le fermage s' arrête à point fixe ; de l' autre, par l' effet des concurrences et de la surabondance de production, le prix des marchandises industrielles n' augmente pas ; en sorte que la condition du paysan reste la même et ne dépend plus guère que des saisons. C' est donc sur l' industrie que porte principalement l' action dévorante de la propriété. De là vient que nous disons communément crises commerciales et non pas crises agricoles, parce que, tandis que le fermier est lentement consumé par le droit d' aubaine, l' industriel est englouti d' un seul trait ; de là les fériations dans les manufactures, les démolitions de fortunes, le blocus de la classe ouvrière, dont une partie va régulièrement s' éteindre sur les grands chemins, dans les hôpitaux, les prisons et les bagnes. Résumons cette proposition : la propriété vend au travailleur le produit plus cher qu' elle ne le lui paye ; donc elle est impossible. appendice à la cinquième proposition i. Certains réformateurs, et la plupart même des publicistes qui, sans appartenir à aucune école, s' occupent d' améliorer le sort de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre, comptent beaucoup aujourd' hui sur une meilleure organisation du travail. Les disciples de Fourier surtout
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