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nouv. éd. publ. avec des notes et des documents inédits sous la dir. de C. Bouglé et H. Moysset Page 276 à 300
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ne cessent de nous crier : au phalanstère ! en même temps qu' ils se déchaînent
contre la sottise et le ridicule des autres sectes. Ils sont là une demi-douzaine de
génies incomparables qui ont deviné que cinq et quatre font neuf, ôtez deux, reste
neuf, et qui pleurent sur l' aveuglement de la France, qui refuse de croire à cette
incroyable arithmétique. En effet, les fouriéristes s' annoncent, d' une part, comme
conservateurs de la propriété, du droit d' aubaine, qu' ils ont ainsi formulé : à
chacun selon son capital, son travail et son talent ; d' autre part, ils veulent que
l' ouvrier parvienne à la jouissance de tous les biens de la société, c' est-à-dire,
en réduisant l' expression, à la jouissance intégrale de son propre produit. N' est-ce
pas comme s' ils disaient à cet ouvrier : travaille, tu auras 3 francs par jour ; tu
vivras avec 55 sous, tu donneras le reste au propriétaire, et tu auras consommé 3 francs
? Si ce discours n' est pas le résumé le plus exact du système de Charles Fourier, je
veux signer de mon sang toutes les folies phalanstériennes. à quoi sert de réformer l'
industrie et l' agriculture, à quoi sert de travailler, en un mot, si la propriété est
maintenue, si le travail ne peut jamais couvrir la dépense ? Sans l' abolition de la
propriété, l' organisation du travail n' est qu' une déception de plus. Quand on
quadruplerait la production, ce qu' après tout je ne crois pas impossible, ce serait
peine perdue : si le surcroît de produit ne se consomme pas, il est de nulle valeur, et
le propriétaire le refuse pour intérêt ; s' il se consomme, tous les inconvénients de
la propriété reparaissent. Il faut avouer que la théorie des attractions passionnelles
se trouve ici en défaut, et que, pour avoir voulu harmoniser la passion de propriété,
passion mauvaise, quoi qu' en dise Fourier, il a jeté une poutre dans les roues de sa
charrette. L' absurdité de l' économie phalanstérienne est si grossière
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que beaucoup de gens soupçonnent Fourier, malgré toutes ses révérences aux propriétaires, d' avoir été un adversaire caché de la propriété. Cette opinion se peut soutenir par des raisons spécieuses ; toutefois je ne saurais la partager. La part du charlatanisme serait trop grande chez cet homme, et celle de la bonne foi trop petite. J' aime mieux croire à l' ignorance, d' ailleurs avérée, de Fourier, qu' à sa duplicité. Quant à ses disciples, avant qu' on puisse formuler aucune opinion sur leur compte, il est nécessaire qu' ils déclarent une bonne fois, catégoriquement, et sans restriction mentale, s' ils entendent, oui ou non, conserver la propriété, et ce que signifie leur fameuse devise : à chacun selon son capital, son travail et son talent. ii. Mais observera quelque propriétaire à demi converti, ne serait-il pas possible, en supprimant la banque, les rentes, les fermages, les loyers, toutes les usures, la propriété enfin, de répartir les produits en proportion des capacités ? C' était la pensée de Saint-Simon, ce fut celle de Fourier, c' est le voeu de la conscience humaine, et l' on n' oserait décemment faire vivre un ministre comme un paysan. Ah ! Midas, que tes oreilles sont longues ! Quoi ! Tu ne comprendras jamais que supériorité de traitement et droit d' aubaine c' est la même chose ! Certes, ce ne fut pas la moindre bévue de Saint-Simon, de Fourier et de leurs moutons, d' avoir voulu cumuler, l' un l' inégalité et la communauté, l' autre l' inégalité et la propriété : mais toi, homme de calcul, homme d' économie, homme qui sais par coeur tes tables de logarithmes, comment peux-tu si lourdement te méprendre ? Ne te souvient-il plus que du point de vue de l' économie politique le produit d' un homme, quelles que soient ses capacités individuelles, ne vaut jamais que le travail d' un homme, et que le travail d' un homme ne vaut aussi que la consommation d' un homme ? Tu me rappelles ce grand faiseur de constitutions, ce pauvre Pinheiro-Ferreira, le Sieyès du dix-neuvième siècle, qui, divisant une nation en douze classes de citoyens, ou douze grades, comme tu voudras, assignait aux uns 100000 francs de traitement, à d' autres 80000 ; puis 25000, 15000, 10000, etc., jusqu' à 1500
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et 1000 francs, minimum des appointements d' un citoyen. Pinheiro aimait les distinctions, et ne concevait pas plus un état sans grands dignitaires, qu' une armée sans tambours-majors ; et comme il aimait aussi ou croyait aimer la liberté, l' égalité, la fraternité, il faisait des biens et des maux de notre vieille société un éclectisme dont il composait une constitution. Admirable Pinheiro ! Liberté jusqu' à l' obéissance passive, fraternité jusqu' à l' identité du langage, égalité jusqu' au jury et à la guillotine, tel fut son idéal de la république. Génie méconnu, dont le siècle présent n' était pas digne, et que la postérité vengera. écoute, propriétaire. En fait, l' inégalité des facultés existe ; en droit, elle n' est point admise, elle ne compte pour rien, elle ne se suppose pas. Il suffit d' un Newton par siècle à 30 millions d' hommes ; le psychologue admire la rareté d' un si beau génie, le législateur ne voit que la rareté de la fonction. Or, la rareté de la fonction ne crée pas un privilège au bénéfice du fonctionnaire, et cela pour plusieurs raisons, toutes également péremptoires. 1) la rareté du génie n' a point été, dans les intentions du créateur, un motif pour que la société fût à genoux devant l' homme doué de facultés éminentes, mais un moyen providentiel pour que chaque fonction fût remplie au plus grand avantage de tous. 2) le talent est une création de la société bien plus qu' un don de la nature ; c' est un capital accumulé, dont celui qui le reçoit n' est que le dépositaire. Sans la société, sans l' éducation qu' elle donne et ses secours puissants, le plus beau naturel resterait, dans le genre même qui doit faire sa gloire, au-dessous des plus médiocres capacités. Plus vaste est le savoir d' un mortel, plus belle son imagination, plus fécond son talent, plus coûteuse aussi son éducation a été, plus brillants et plus nombreux furent ses devanciers et ses modèles, plus grande est sa dette. Le laboureur produit au sortir du berceau et jusqu' au bord de la tombe : les fruits de l' art et de la science sont tardifs et rares, souvent l' arbre périt avant qu' il mûrisse. La société, en cultivant le talent, fait un sacrifice à l' espérance. 3) la mesure de comparaison des capacités n' existe pas : l' inégalité des talents n' est même, sous des conditions égales de développement, que la spécialité des talents. 4) l' inégalité des traitements, de même que le droit d' aubaine, est économiquement impossible. Je suppose le cas le plus favorable, celui où tous les travailleurs ont fourni leur maximum de production : pour que la répartition des produits
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entre eux soit équitable, il faut que la part de chacun soit égale au quotient de la production divisée par le nombre des travailleurs. Cette opération faite, que reste-t-il pour parfaire les traitements supérieurs ? Absolument rien. Dira-t-on qu' il faut lever une contribution sur tous les travailleurs ? Mais alors leur consommation ne sera plus égale à leur production, le salaire ne payera pas le service productif, le travailleur ne pourra pas racheter son produit, et nous retomberons dans toutes les misères de la propriété. Je ne parle pas de l' injustice faite au travailleur dépouillé, des rivalités, des ambitions excitées, des haines allumées : toutes ces considérations peuvent avoir leur importance, mais ne vont pas droit au fait. D' une part, la tâche de chaque travailleur étant courte et facile, et les moyens de la remplir avec succès étant égaux, comment y aurait-il des grands et des petits producteurs ? D' autre part, les fonctions étant toutes égales entre elles, soit par l' équivalence réelle des talents et des capacités, soit par la coopération sociale, comment un fonctionnaire pourrait-il arguer de l' excellence de son génie pour réclamer un salaire proportionnel ? Mais, que dis-je ? Dans l' égalité les salaires sont toujours proportionnels aux facultés. Qu' est-ce que le salaire en économie ? C' est ce qui compose la consommation reproductive du travailleur. L' acte même par lequel le travailleur produit est donc cette consommation, égale à sa production, que l' on demande : quand l' astronome produit des observations, le poète des vers, le savant des expériences, ils consomment des instruments, des livres, des voyages, etc., etc. ; or, si la société fournit à cette consommation, quelle autre proportionnalité d' honoraires l' astronome, le savant, le poète, exigeraient-ils ? Concluons donc que dans l' égalité et dans l' égalité seule, l' adage de Saint-Simon, à chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses oeuvres, trouve sa pleine et entière application. Iii. La grande plaie, la plaie horrible et toujours béante de la propriété, c' est qu' avec elle la population, de quelque quantité qu' on la réduise, demeure toujours et nécessairement surabondante. Dans tous les temps on s' est plaint de l' excès de population ; dans tous les temps la propriété s' est trouvée gênée de la présence du paupérisme, sans s' apercevoir qu' elle seule en était cause : aussi rien n' est plus curieux que la diversité des moyens qu' elle a imaginés pour l' éteindre. L' atroce et l' absurde s' y disputent la palme. L' exposition des enfants fut la pratique constante de l' antiquité.
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L' extermination en gros et en détail des esclaves, la guerre civile et étrangère, prêtèrent aussi leur secours. à Rome, où la propriété était forte et inexorable, ces trois moyens furent si longtemps et si efficacement employés, qu' à la fin l' empire se trouva sans habitants. Quand les barbares arrivèrent, ils ne trouvèrent personne : les campagnes n' étaient plus cultivées ; l' herbe poussait dans les rues des cités italiennes. à la Chine, de temps immémorial, c' est la famine qui est chargée du balayage des pauvres. Le riz étant presque la subsistance du petit peuple, un accident fait-il manquer la récolte, en quelques jours la faim tue les habitants par myriades ; et le mandarin historiographe écrit dans les annales de l' empire du milieu, qu' en telle année de tel empereur, une disette emporta 2, 30, 50, 100 mille habitants. Puis on enterre les morts, on se remet à faire des enfants, jusqu' à ce qu' une autre disette ramène un même résultat. Telle paraît avoir été de tout temps l' économie confucéenne. J' emprunte les détails suivants à un économiste mor. " dès le quatorzième et le quinzième siècle, l' Angleterre est dévorée par le paupérisme ; on porte des lois de sang contre les mendiants. " (cependant sa population n' était pas le quart de ce qu' elle est aujourd' hui). " édouard défend de faire l' aumône, sous peine d' emprisonnement... les ordonnances de 1547 et 1656 présentent des dispositions analogues, en cas de récidive... etc.
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" Napoléon veut aussi remédier au mal : la pensée de sa loi est la réclusion. " par là, disait-il, " je préserverai les riches de l' importunité des " mendiants et de l' image dégoûtante des infirmités " de la haute misère. " ô grand homme ! De ces faits, que je pourrais multiplier bien davantage, il résulte deux choses : l' une que le paupérisme est indépendant de la population, l' autre que tous les remèdes essayés pour l' éteindre sont restés sans efficacité. Le catholicisme fonda des hôpitaux, des couvents, commanda l' aumône, c' est-à-dire encouragea la mendicité : son génie, parlant par ses prêtres, n' alla pas plus loin. Le pouvoir séculier des nations chrétiennes ordonna tantôt des taxes sur les riches, tantôt l' expulsion et l' incarcération des pauvres, c' est-à-dire d' un côté la violation du droit de propriété, de l' autre la mort civile et l' assassinat. Les modernes économistes s' imaginant que la cause du paupérisme gît tout entière dans la surabondance de population, se sont attachés surtout à comprimer son essor. Les uns veulent qu' on interdise le mariage au pauvre, de sorte qu' après avoir déclamé contre le célibat religieux, on propose un célibat forcé, qui nécessairement deviendra un célibat libertin. Les autres n' approuvent pas ce moyen, trop violent, et qui ôte, disent-ils, au pauvre le seul plaisir qu' il connaisse au monde. ils voudraient seulement qu' on lui recommandât la prudence : c' est l' opinion de Mm Malthus, Sismondi, Say, Droz, Duchâtel, etc. Mais si l' on veut que le pauvre soit prudent, il faut que le riche lui en donne l' exemple : pourquoi l' âge de se marier serait-il fixé à 18 ans pour celui-ci et à 30 pour celui-là ? Puis, il serait à propos de s' expliquer catégoriquement sur cette prudence matrimoniale que l' on recommande si
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instamment à l' ouvrier ; car ici la plus fâcheuse des équivoques est à redouter, et je soupçonne les économistes de ne s' être pas parfaitement entendus. " des ecclésiastiques peu éclairés s' alarment lorsqu' on parle de porter la prudence dans le mariage ; ils craignent qu' on ne s' élève contre l' ordre divin, croissez et multipliez. pour être conséquents, ils devraient frapper d' anathème les célibataires. " (J Droz, économie politique). M Droz est trop honnête homme et trop peu théologien pour avoir compris la cause des alarmes des casuistes, et cette chaste ignorance est le plus beau témoignage de la pureté de son coeur. La religion n' a jamais encouragé la précocité des mariages, et l' espèce de prudence qu' elle blâme est celle exprimée dans ce latin de Sanchez : an licet ob metum liberorum semen extra vas ejicere ? Destutt de Tracy paraît ne s' accommoder ni de l' une ni de l' autre prudence ; il dit : " j' avoue que je ne partage pas plus le zèle des moralistes pour diminuer et gêner nos plaisirs, que celui des politiques pour accroître notre fécondité et accélérer notre multiplication. " son opinion est donc qu' on fasse l' amour et se marie tant qu' on pourra. Mais les suites de l' amour et du mariage sont de faire pulluler la misère ; notre philosophe ne s' en tourmente pas. Fidèle au dogme de la nécessité du mal, c' est du mal qu' il attend la solution de tous les problèmes. Aussi ajoute-t-il : " la multiplication des hommes continuant dans toutes les classes de la société, le superflu des premières est successivement rejeté dans les classes inférieures, et celui de la dernière est nécessairement détruit par la misère. " cette philosophie compte peu de partisans avoués ; mais elle a sur toute autre l' avantage incontestable d' être démontrée par la pratique. C' est aussi celle que la France a entendu professer naguère à la chambre des députés, lors de la discussion sur la réforme électorale : il y aura toujours des pauvres : tel est l' aphorisme politique avec lequel le ministre a pulvérisé l' argumentation de M Arago. il y aura toujours des pauvres ! oui, avec la propriété. Les fouriéristes, inventeurs de tant de merveilles, ne pouvaient, en cette occasion, mentir à leur caractère. Ils ont
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donc inventé quatre moyens d' arrêter, à volonté, l' essor de la population : 1) la vigueur des femmes. l' expérience leur est contraire sur ce point ; car si les femmes vigoureuses ne sont pas toujours les plus promptes à concevoir, du moins ce sont elles qui font les enfants les plus viables, en sorte que l' avantage de maternité leur demeure. 2) l' exercice intégral, ou développement égal de toutes les facultés physiques. Si ce développement est égal, comment la puissance de reproduction en serait-elle amoindrie ? 3) le régime gastrosophique, en français, philosophie de la gueule. Les fouriéristes affirment qu' une alimentation luxuriante et plantureuse rendrait les femmes stériles, comme une surabondance de sève rend les fleurs plus riches et plus belles en les faisant avorter. Mais l' analogie est fausse : l' avortement des fleurs vient de ce que les étamines ou organes mâles sont changés en pétales, comme on peut s' en assurer à l' inspection d' une rose, et de ce que par l' excès d' humidité la poussière fécondante a perdu sa vertu prolifique. Pour que le régime gastrosophique produise les résultats qu' on en espère, il ne suffit donc pas d' engraisser les femelles, il faut rendre impuissants les mâles. 4) les moeurs phanérogames, ou le concubinage public : j' ignore pourquoi les phalanstériens emploient des mots grecs pour des idées qui se rendent très bien en français. Ce moyen, ainsi que le précédent, est imité des procédés civilisés : Fourier cite lui-même en preuve l' exemple des filles publiques. Or, la plus grande incertitude règne encore sur les faits qu' il allègue ; c' est ce que dit formellement Parent Duchâtelet, dans son livre de la prostitution. d' après les renseignements que j' ai pu recueillir, les remèdes au paupérisme et à la fécondité, indiqués par l' usage constant des nations, par la philosophie, par l' économie politique et par les réformateurs les plus récents, sont compris dans la liste suivante : masturbation, onanisme,
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pédérastie, tribadie, polyandrie, prostitution, castration, réclusion, avortement, infanticide. L' insuffisance de tous ces moyens étant prouvée, reste la proscription. Malheureusement, la proscription, en détruisant les pauvres, ne ferait qu' en accroître la proportion. Si l' intérêt prélevé par le propriétaire sur le produit est seulement égal au vingtième de ce produit (d' après la loi, il est égal au vingtième du capital), il s' ensuit que 20 travailleurs ne produisent que pour 19, parce qu' il y en a un parmi eux qu' on appelle propriétaire, et qui mange la part de deux. Supposons que le 20 e travailleur, l' indigent, soit tué, la production de l' année suivante sera diminuée d' un 20 e ; par conséquent, ce sera au 19 e à céder sa portion et à périr. Car, comme ce n' est pas le 20 e du produit de 19 qui doit être payé au propriétaire, mais le 20 e du produit de 20 (voyez 3 e proposition), c' est un 20 e plus un 400 e de son produit que chaque travailleur survivant doit se retrancher ; en d' autres termes, c' est un homme sur 19 qu' il faut occire. Donc, avec la propriété, plus on tue de pauvres, plus il en renaît à proportion. Malthus, qui a si savamment prouvé que la population croît dans une progression géométrique, tandis que la production n' augmente qu' en progression arithmétique, n' a pas remarqué cette puissance paupérifiante de la propriété. Sans cette omission, il eût compris qu' avant de chercher à réprimer notre fécondité, il faut commencer par abolir le droit d' aubaine, parce que là où ce droit est toléré, quelles que soient l' étendue et la richesse du sol, il y a toujours trop d' habitants. On demandera peut-être quel moyen je proposerai pour maintenir l' équilibre de population ; car tôt ou tard ce problème devra être résolu. Ce moyen, le lecteur me permettra de ne pas le nommer ici. Car, selon moi, ce n' est rien dire si l' on ne prouve : or, pour exposer dans toute sa vérité le moyen dont je parle, il ne me faudrait pas moins qu' un traité dans les formes. C' est quelque chose de si simple et de si grand, de si commun et de si noble, de si vrai et de si
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méconnu, de si saint et de si profane, que le nommer, sans développement et sans preuves, ne servirait qu' à soulever le mépris et l' incrédulité. Qu' il nous suffise d' une chose : établissons l' égalité, et nous verrons paraître ce remède ; car les vérités se suivent de même que les erreurs et les crimes. sixième proposition : la propriété est impossible, parce qu' elle est mère de tyrannie. qu' est-ce que le gouvernement ? Le gouvernement est l' économie publique, l' administration suprême des travaux et des biens de toute la nation. Or, la nation est comme une grande société dans laquelle tous les citoyens sont actionnaires : chacun a voix délibérative à l' assemblée, et, si les actions sont égales, dispose d' un suffrage. Mais, sous le régime de propriété, les mises des actionnaires sont entre elles d' une extrême inégalité ; donc tel peut avoir droit à plusieurs centaines de voix, tandis que tel autre n' en aura qu' une. Si, par exemple, je jouis d' un million de revenu, c' est-à-dire si je suis propriétaire d' une fortune de 30 à 40 millions en biens-fonds, et que cette fortune compose à elle seule la 30000 e partie du capital national, il est clair que la haute administration de mon bien forme la 30000 e partie du gouvernement, et, si la nation compte 34 millions d' individus, que je vaux moi seul autant que 1333 actionnaires simples. Ainsi, quand M Arago demande le suffrage électoral pour tous les gardes nationaux, il est parfaitement dans le droit, puisque tout citoyen est inscrit pour au moins une action nationale, laquelle lui donne droit à une voix ; mais l' illustre orateur devait en même temps demander que chaque électeur eût autant de voix qu' il possède d' actions, comme nous voyons qu' il se pratique dans les sociétés de commerce. Car autrement ce serait prétendre que la nation a droit de disposer des biens des particuliers sans les consulter, ce qui est contre le droit de propriété. Dans un pays de propriété, l' égalité des droits électoraux est une violation de la propriété. Or, si la souveraineté ne peut et ne doit être attribuée à chaque citoyen qu' en raison de sa propriété, il s' ensuit que les petits actionnaires sont à la merci des plus forts, qui pourront, dès qu' ils en auront envie, faire de ceux-là leurs
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esclaves, les marier à leur gré, leur prendre leurs femmes, faire eunuques leurs garçons, prostituer leurs filles, jeter les vieux aux lamproies, et seront même forcés d' en venir là, si mieux ils n' aiment se taxer eux-mêmes pour nourrir leurs serviteurs. C' est le cas où se trouve aujourd' hui la Grande-Bretagne : John Bull, peu curieux de liberté, d' égalité, de dignité, préfère servir et mendier : mais toi, bonhomme Jacques ? La propriété est incompatible avec l' égalité politique et civile, donc la propriété est impossible. commentaire historique. 1) lorsque le doublement du tiers fut décrété par les états généraux de 1789, une grande violation de la propriété fut commise. La noblesse et le clergé possédaient à eux seuls les trois quarts du sol français ; la noblesse et le clergé devaient former les trois quarts de la représentation nationale. Le doublement du tiers était juste, dit-on, parce que le peuple payait presque seul les impôts. Cette raison serait bonne, s' il ne se fût agi que de voter sur des impôts : mais on parlait de réformer le gouvernement et la constitution ; dès lors le doublement du tiers était une usurpation et une attaque à la propriété. 2) si les représentants actuels de l' opposition radicale arrivaient au pouvoir, ils feraient une réforme par laquelle tout garde national serait électeur, et tout électeur éligible : attaque à la propriété. Ils convertiraient la rente : attaque à la propriété. Ils feraient, dans l' intérêt général, des lois sur l' exportation des bestiaux et des blés : attaque à la propriété. Ils changeraient l' assiette de l' impôt : attaque à la propriété. Ils répandraient gratuitement l' instruction parmi le peuple : conjuration contre la propriété. Ils organiseraient le travail, c' est-à-dire qu' ils assureraient le travail à l' ouvrier et le feraient participer aux bénéfices : abolition de la propriété. Or ces mêmes radicaux sont défenseurs zélés de la propriété, preuve radicale qu' ils ne savent ni ce qu' ils font ni ce qu' ils veulent. 3) puisque la propriété est la grande cause du privilège et du despotisme, la formule du serment républicain doit être changée. Au lieu de : je jure haine à la royauté, désormais le récipiendaire d' une société secrète doit dire : je jure haine à la propriété.
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septième proposition : la propriété est impossible, parce qu' en consommant ce qu' elle reçoit, elle le perd, qu' en l' épargnant elle l' annule, qu' en le capitalisant elle le tourne contre la production. i. Si nous considérons, avec les économistes, le travailleur comme une machine vivante, le salaire qui lui est alloué nous apparaîtra comme la dépense nécessaire à l' entretien et à la réparation de cette machine. Un chef de manufacture qui a des ouvriers et des employés à 3, 5, 10 et 15 fr par jour, et qui s' adjuge à lui-même 20 fr pour sa haute direction, ne regarde pas tous ses déboursés comme perdus, parce qu' il sait qu' ils lui rentreront sous forme de produits. Ainsi, travail et consommation reproductive, c' est même chose. Qu' est-ce que le propriétaire ? C' est une machine qui ne fonctionne pas, ou qui, en fonctionnant pour son plaisir et selon son caprice, ne produit rien. Qu' est-ce que consommer propriétairement ? C' est consommer sans travailler, consommer sans reproduire. Car, encore une fois, ce que le propriétaire consomme comme travailleur, il se le fait rembourser ; il ne donne pas son travail en échange de sa propriété, puisqu' il cesserait par là même d' être propriétaire. à consommer comme travailleur, le propriétaire gagne, ou du moins ne perd rien, puisqu' il se recouvre ; à consommer propriétairement, il s' appauvrit. Pour jouir de la propriété, il faut donc la détruire ; pour être effectivement propriétaire, il faut cesser d' être propriétaire. Le travailleur qui consomme son salaire est une machine qui se répare et qui reproduit ; le propriétaire qui consomme son aubaine est un gouffre sans fond, un sable qu' on arrose, une pierre sur laquelle on sème. Tout cela est si vrai, que le propriétaire ne voulant ou ne sachant produire, et sentant bien qu' à mesure qu' il use de sa propriété il la détruit irréparablement, a pris le parti de faire produire quelqu' un à sa place : c' est ce que l' économie politique, d' immortelle justice, appelle produire par son capital, produire par son instrument. et c' est ce qu' il faut appeler produire par un esclave, produire en larron et en tyran. lui, le propriétaire, produire ! ... le voleur peut aussi dire : je produis. La consommation propriétaire a été nommée luxe par opposition à la consommation utile. d' après ce qui vient d' être dit, on comprend qu' il peut régner un grand luxe dans une nation sans qu' elle en soit plus riche ; qu' elle sera même d' autant plus pauvre qu' on y verra plus de luxe, et vice versa. les économistes, il faut leur rendre cette justice,
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ont inspiré une telle horreur du luxe, qu' aujourd' hui un très grand nombre de propriétaires, pour ne pas dire presque tous, honteux de leur oisiveté, travaillent, épargnent, capitalisent. C' est tomber de fièvre en chaud mal. Je ne saurais trop le redire : le propriétaire qui croit mériter ses revenus en travaillant, et qui reçoit des appointements pour son travail, est un fonctionnaire qui se fait payer deux fois : voilà toute la différence qu' il y a du propriétaire oisif au propriétaire qui travaille. Par son travail, le propriétaire ne produit que ses appointements, il ne produit pas ses revenus. Et comme sa condition lui offre un avantage immense pour se pousser aux fonctions les plus lucratives, on peut dire que le travail du propriétaire est encore plus nuisible qu' utile à la société. Quoi que fasse le propriétaire, la consommation de ses revenus est une perte réelle, que ses fonctions salariées ne réparent ni ne justifient, et qui anéantirait la propriété, si elle n' était sans cesse réparée par une production étrangère. Ii. Le propriétaire qui consomme annihile donc le produit : c' est bien pis quand il s' avise d' épargner. Les choses qu' il met de côté passent dans un autre monde ; on ne revoit plus rien, pas même le caput mortuum, le fumier. S' il existait des moyens de transport pour voyager dans la lune, et qu' il prît fantaisie aux propriétaires d' y porter leurs épargnes, au bout d' un certain temps notre planète terraquée serait transportée par eux dans son satellite. Le propriétaire qui épargne empêche les autres de jouir sans jouir lui-même ; pour lui, ni possession ni propriété. Comme l' avare, il couve son trésor : il n' en use pas. Qu' il en repaisse ses yeux, qu' il le couche avec lui, qu' il s' endorme en l' embrassant : il aura beau faire, les écus n' engendrent pas les écus. Point de propriété entière sans jouissance, point de jouissance sans consommation, point de consommation sans perte de la propriété : telle est l' inflexible nécessité dans laquelle le jugement de Dieu a placé le propriétaire. Malédiction sur la propriété ! Iii. Le propriétaire qui, au lieu de consommer son revenu, le capitalise, le tourne contre la production, et par là rend l' exercice de son droit impossible. Car plus il augmente la somme des intérêts à payer, plus il est forcé de diminuer le salaire ; or, plus il diminue les salaires, c' est-à-dire plus il retranche sur l' entretien et la réparation des machines, plus il diminue et la quantité de travail, et avec la quantité de travail la quantité de produit, et avec la quantité de produit
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la source même des revenus. C' est ce que l' exemple suivant va rendre sensible. Soit un domaine consistant en terres labourables, prés, vignes, maison de maître et de fermier, et valant, avec tout le matériel d' exploitation, 100000 francs, d' après estimation faite à 3 pour 100 de revenu. Si, au lieu de consommer son revenu, le propriétaire l' appliquait non à l' agrandissement de son domaine, mais à son embellissement, pourrait-il exiger de son fermier 90 francs de plus chaque année pour les 3000 francs qu' il capitaliserait de la sorte ? évidemment non : car, à de pareilles conditions, le fermier, ne produisant pas davantage, serait bientôt obligé de travailler pour rien, que dis-je ? De mettre encore du sien pour tenir à cheptel. En effet, le revenu ne peut s' accroître que par l' accroissement du fonds productif ; il ne servirait à rien de s' enclore de murailles de marbre et de labourer avec des charrues d' or. Mais comme il n' est pas possible d' acquérir sans cesse, de joindre domaine à domaine, de continuer ses possessions, comme disaient les latins, et que, cependant, il reste toujours au propriétaire de quoi capitaliser, il s' ensuit que l' exercice de son droit devient, à la fin, de toute nécessité impossible. Eh bien ! Malgré cette impossibilité, la propriété capitalise, et en capitalisant multiplie ses intérêts ; et, sans m' arrêter à la foule des exemples particuliers que m' offriraient le commerce, l' industrie manufacturière et la banque, je citerai un fait plus grave et qui touche tous les citoyens : je veux parler de l' accroissement indéfini du budget. L' impôt augmente chaque année : il serait difficile de dire précisément dans quelle partie des charges publiques se fait cette augmentation, car qui peut se flatter de connaître quelque chose à un budget ? Tous les jours nous voyons les financiers les plus habiles en désaccord : que penser, je le demande, de la science gouvernementale, quand les maîtres de cette science ne peuvent s' entendre sur des chiffres ? Quoi qu' il en soit des causes immédiates de cette progression budgétaire, les impôts n' en vont pas moins un train d' augmentation qui désespère : tout le monde le voit, tout le monde le dit, il semble que personne n' en aperçoive la cause première. Or, je dis que cela ne peut être autrement, et que cela est nécessaire, inévitable.
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Une nation est comme la fermière d' un grand propriétaire qu' on appelle le gouvernement, à qui elle paye, pour l' exploitation du sol, un fermage connu sous le nom d' impôt. Chaque fois que le gouvernement fait une guerre, perd une bataille ou la gagne, change le matériel de l' armée, élève un monument, creuse un canal, ouvre une route ou un chemin de fer, il fait un emprunt d' argent, dont les contribuables payent l' intérêt, c' est-à-dire que le gouvernement, sans accroître le fond de production, augmente son capital actif ; en un mot capitalise précisément comme le propriétaire dont je parlais tout à l' heure. Or, l' emprunt du gouvernement une fois formé, et l' intérêt stipulé, le budget n' en peut être dégrevé ; car pour cela il faudrait, ou que les rentiers fissent remise de leurs intérêts, ce qui ne se peut sans l' abandon de la propriété, ou que le gouvernement fît banqueroute, ce qui serait une négation frauduleuse du principe politique, ou qu' il remboursât la dette, ce qui ne se peut que par un autre emprunt, ou qu' il économisât sur les dépenses, ce qui ne se peut, puisque si l' emprunt a été formé, c' est que les recettes ordinaires étaient insuffisantes, ou que l' argent dépensé par le gouvernement fût reproductif, ce qui ne peut avoir lieu qu' en étendant le fonds de production ; or, cette extension est contre l' hypothèse : ou bien, enfin, il faudrait que les contribuables subissent un nouvel impôt pour rembourser la dette, chose impossible ; car si la répartition de ce nouvel impôt est égale entre tous les citoyens, la moitié, ou même plus, des citoyens ne pourront la payer ; si elle ne frappe que les riches, ce sera une contribution forcée, une atteinte à la propriété. Depuis longtemps, la pratique des finances a montré que la voie des emprunts, bien qu' excessivement dangereuse, est encore la plus commode, la plus sûre et la moins coûteuse ; on emprunte donc, c' est-à-dire on capitalise sans cesse, on augmente le budget. Donc un budget, bien loin qu' il puisse jamais être diminué, doit nécessairement et toujours s' accroître ; c' est là un fait si simple, si palpable, qu' il est étonnant que les économistes,
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avec toutes leurs lumières, ne l' aient pas aperçu. S' ils l' ont aperçu, pourquoi ne l' ont-ils pas dénoncé ? commentaire historique. -on se préoccupe fort aujourd' hui d' une opération de finances dont on espère un grand résultat pour le dégrèvement du budget ; il s' agit de la conversion de la rente 5 p 100. Laissant de côté la question politico-légale pour ne voir que la question financière, n' est-il pas vrai que, lorsqu' on aura converti le 5 p 100 en 4 p 100, il faudra plus tard, par les mêmes raisons et les mêmes nécessités, convertir le 4 en 3, puis le 3 en 2, puis le 2 en 1, puis enfin abolir toute espèce de rente ? Mais ce sera, par le fait, décréter l' égalité des conditions et l' abolition de la propriété : or, il me semblerait digne d' une nation intelligente d' aller au-devant d' une révolution inévitable, plutôt que de s' y laisser traîner au char de l' inflexible nécessité. huitième proposition : la propriété est impossible, parce que sa puissance d' accumulation est infinie et qu' elle ne s' exerce que sur des quantités finies. si les hommes, constitués en égalité, accordaient à l' un d' eux le droit exclusif de propriété, et que ce propriétaire unique plaçât sur l' humanité, à intérêts composés, une somme de 100 francs, remboursable à ses descendants à la vingt-quatrième génération, au bout de six cents ans, cette somme de 100 francs, placée à 5 p 100, s' élèverait à 107854010777600 francs, somme égale à 2696 fois et un tiers le capital de la France, en supposant ce capital de 40 milliards. C' est plus de vingt fois ce que vaut le globe terrestre, meubles et immeubles. D' après nos lois, un homme qui, sous le règne de saint Louis, aurait emprunté la même somme de 100 francs, et aurait refusé, lui et ses héritiers après lui, de la rendre, s' il était reconnu que lesdits héritiers ont tous été possesseurs de mauvaise foi, et que la prescription a toujours été interrompue en temps utile, le dernier héritier pourrait être condamné à rendre ces 100 francs avec intérêts et intérêts des intérêts, ce qui, comme on vient de voir, ferait un remboursement de près de 108000 milliards. Tous les jours, on voit des fortunes dont la progression est incomparablement plus rapide : l' exemple précédent suppose le bénéfice égal au vingtième du capital : il n' est pas rare qu' il égale le dixième, le cinquième, la moitié du capital et le capital lui-même.
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Les fouriéristes, irréconciliables ennemis de l' égalité, dont ils traitent les partisans de requins, se font forts, en quadruplant la production, de satisfaire à toutes les exigences du capital, du travail et du talent. Mais quand la production serait quadruplée, décuplée, centuplée, la propriété, par sa puissance d' accumulation et ses effets de capitalisation, absorberait bien vite et les produits et les capitaux, et la terre, et jusqu' aux travailleurs. Sera-t-il défendu au phalanstère de capitaliser et de placer à intérêt ? Qu' on explique alors ce qu' on entend par propriété ? Je ne pousserai pas plus loin ces calculs, que chacun peut varier à l' infini, et sur lesquels il serait puéril à moi d' insister, je demande seulement, lorsque des juges dans un procès au possessoire accordent des intérêts, d' après quelle règle ils les adjugent ? Et, reprenant la question de plus haut, je demande : le législateur, en introduisant dans la république le principe de propriété, en a-t-il pesé toutes les conséquences ? A-t-il connu la loi du possible ? S' il l' a connue, pourquoi le code n' en parle-t-il pas, pourquoi cette latitude effrayante laissée au propriétaire dans l' accroissement de sa propriété et la pétition de ses intérêts, au juge, dans la reconnaissance et la fixation du domaine de propriété ; à l' état, dans la puissance d' établir sans cesse de nouveaux impôts ? Hors de quelles limites le peuple a-t-il droit de refuser le budget, le fermier son fermage, l' industriel les intérêts de son capital ? Jusqu' à quel point l' oisif peut-il exploiter le travailleur ? Où commence le droit de spoliation, où finit-il ? Quand est-ce que le producteur peut dire au propriétaire : je ne te dois plus rien ? Quand est-ce que la propriété est satisfaite ? Quand n' est-il plus permis de voler ? Si le législateur a connu la loi du possible, et qu' il n' en ait tenu compte, que devient sa justice ? S' il ne l' a pas connue, que devient sa sagesse ? Inique ou imprévoyante, comment reconnaîtrions-nous son autorité ? Si nos chartes et nos codes n' ont pour principe qu' une hypothèse absurde, qu' enseigne-t-on dans les écoles de droit ? Qu' est-ce qu' un arrêt de la cour de cassation ? Sur quoi délibèrent nos chambres ? Qu' est-ce que politique ? qu' appelons-nous homme d' état ? que signifie jurisprudence ? n' est-ce pas jurisignorance que nous devrions dire ? Si toutes nos institutions ont pour principe une erreur de calcul, ne s' ensuit-il pas que ces institutions sont autant de mensonges ? Et si l' édifice social tout entier est bâti sur cette impossibilité absolue de la propriété, n' est-il pas vrai
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que le gouvernement sous lequel nous vivons est une chimère, et la société actuelle une utopie ? neuvième proposition : la propriété est impossible, parce qu' elle est impuissante contre la propriété. i. D' après le troisième corollaire de notre axiome, l' intérêt court contre le propriétaire comme contre l' étranger ; ce principe d' économie est universellement reconnu. Rien de plus simple au premier coup d' oeil ; cependant, rien de plus absurde, de plus contradictoire dans les termes et d' une plus absolue impossibilité. L' industriel, dit-on, se paye à lui-même le loyer de sa maison et de ses capitaux ; il se paye, c' est-à-dire il se fait payer par le public qui achète ses produits : car supposons que ce bénéfice, que l' industriel a l' air de faire sur sa propriété, il veuille le faire également sur ses marchandises, peut-il se payer 1 franc ce qui lui coûte 90 centimes et gagner sur le marché ? Non : une semblable opération ferait passer l' argent du marchand de sa main droite à sa main gauche, mais sans aucun bénéfice pour lui. Or, ce qui est vrai d' un seul individu trafiquant avec lui-même, est vrai aussi de toute société de commerce. Formons une chaîne de dix, quinze, vingt producteurs, aussi longue qu' on voudra : si le producteur a prélève un bénéfice sur le producteur b, d' après les principes économiques, b doit se faire rembourser par c, c par d, et ainsi de suite jusqu' à z. Mais par qui z se fera-t-il rembourser du bénéfice prélevé au commencement par a ? par le consommateur, répond Say. Misérable Escobar ! Ce consommateur est-il donc autre que a, b, c, d, etc., ou z ? Par qui z se fera-t-il rembourser ? S' il se fait rembourser par le premier bénéficiaire a, il n' y a plus de bénéfice pour personne, ni par conséquent de propriété. Si, au contraire, z supporte ce bénéfice, dès ce moment il cesse de faire partie de la société, puisqu' elle lui refuse le droit de propriété et de bénéfice qu' elle accorde aux autres associés. Puis donc qu' une nation, comme l' humanité tout entière, est une grande société industrielle qui ne peut agir hors d' elle-même, il est démontré que nul homme ne peut s' enrichir sans qu' un autre s' appauvrisse. Car, pour que le droit de propriété, le droit d' aubaine soit respecté dans a, il faut qu' il soit refusé à z ; par où l' on voit comme l' égalité des droits, séparée de l' égalité des conditions, peut être une
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vérité. L' iniquité de l' économie politique à cet égard est flagrante. " lorsque moi, entrepreneur d' industrie, j' achète le service d' un ouvrier, je ne compte pas son salaire dans le produit net de mon entreprise, au contraire, je l' en déduis ; mais l' ouvrier le compte dans son produit net... (Say, économie politique). cela signifie que tout ce que gagne l' ouvrier est produit net ; mais que, dans ce que gagne l' entrepreneur, cela seul est produit net, qui dépasse ses appointements. Mais pourquoi l' entrepreneur a-t-il seul le droit de bénéficier ? Pourquoi ce droit, qui est au fond le droit même de propriété, est-il refusé à l' ouvrier ? Aux termes de la science économique, l' ouvrier est un capital ; or tout capital, outre ses frais de réparation et d' entretien, doit porter un intérêt ; c' est ce que le propriétaire a le soin de faire pour ses capitaux et pour lui-même : pourquoi n' est-il pas permis à l' ouvrier de prélever semblablement un intérêt sur son capital qui est lui ? La propriété est donc l' inégalité des droits ; car si elle n' était pas l' inégalité des droits, elle serait l' égalité des biens, elle ne serait pas. Or la charte constitutionnelle garantit à tous l' égalité des droits, donc, avec la charte constitutionnelle, la propriété est impossible. Ii. Le propriétaire d' un domaine a peut-il, par cela seul qu' il est le propriétaire de ce domaine, s' emparer du champ b son riverain ? -non, répondent les propriétaires ; mais qu' a cela de commun avec le droit de propriété ? C' est ce que vous allez voir par une série de propositions identiques. L' industriel c, marchand de chapeaux, a-t-il droit de forcer d son voisin, aussi marchand de chapeaux, à fermer sa boutique et à cesser son commerce ? -pas le moins du monde. Mais c veut gagner 1 franc par chapeau, tandis que d se contente de 50 centimes ; il est évident que la modération de d nuit aux prétentions de c : celui-ci a-t-il droit d' empêcher le débit de d ? -non assurément. Puisque d est maître de vendre ses chapeaux à 50 centimes meilleur marché que c, à son tour c est libre de diminuer les siens de 1 franc. Or d est pauvre, tandis que c est riche ; tellement qu' au bout d' un ou deux ans, d est ruiné par cette concurrence insoutenable, et c se trouve maître de toute la vente. Le propriétaire d a-t-il quelque recours contre le propriétaire c ? Peut-il former contre lui une action en revendication de son commerce, de sa propriété ? -non,
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car d avait le droit de faire la même chose que c, s' il avait été plus riche. Par la même raison, le grand propriétaire a peut dire au petit propriétaire b : vends-moi ton champ, sinon tu ne vendras pas ton blé : et cela, sans lui faire le moindre tort, sans que celui-ci ait droit de se plaindre. Si bien que, moyennant une volonté efficace, a dévorera b, par cette seule raison que a est plus grand que b. Ainsi ce n' est point par le droit de propriété que a et c auront dépouillé b et d, c' est par le droit de la force. Par le droit de propriété, les deux aboutissants a et b, de même que les négociants c et d, ne se pouvaient rien ; ils ne pouvaient ni se déposséder ni se détruire, ni s' accroître aux dépens l' un de l' autre : c' est le droit du plus fort qui a consommé l' acte d' envahissement. Mais c' est aussi par le droit du plus fort que le manufacturier obtient sur les salaires la réduction qu' il demande, que le négociant riche et le propriétaire approvisionné vendent leurs produits ce qu' ils veulent. L' entrepreneur dit à l' ouvrier : vous êtes maître de porter ailleurs vos services, comme je le suis de les accepter ; je vous offre tant. -le marchand dit à la pratique : c' est à prendre ou à laisser ; vous êtes maître de votre argent, comme je le suis de ma marchandise : j' en veux tant. Qui cédera ? Le plus faible. Donc, sans la force, la propriété est impuissante contre la propriété, puisque sans la force elle ne peut s' accroître par l' aubaine ; donc, sans la force, la propriété est nulle. commentaire historique. - la question des sucres coloniaux et indigènes nous fournit un exemple frappant de cette impossibilité de la propriété. Abandonnez à elles-mêmes les deux industries, le fabricant indigène sera ruiné par le colon. Pour soutenir la betterave, il faut grever la canne : pour maintenir la propriété de l' un, il faut faire injure à la propriété de l' autre. Ce qu' il y a de plus remarquable dans cette affaire est précisément ce à quoi l' on a fait le moins attention, savoir : que, de façon ou d' autre, la propriété devait être violée. Imposez à chaque industrie un droit proportionnel, de manière à les équilibrer sur le marché, vous créez un maximum, vous portez à la propriété une double atteinte : d' une part, votre taxe entrave la liberté du commerce ; de l' autre, elle méconnaît l' égalité des propriétaires. Indemnisez la betterave, vous violez la propriété du contribuable. Exploitez, au compte de la nation, les deux
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qualités de sucre, comme on cultive diverses qualités de tabac, vous abolissez une espèce de propriété. Ce dernier parti serait le plus simple et le meilleur : mais pour y amener la nation, il faudrait un concours d' esprits habiles et de volontés généreuses, impossible à réaliser aujourd' hui. La concurrence, autrement dite la liberté du commerce, en un mot la propriété dans les échanges, sera longtemps encore le fondement de notre législation commerciale, qui, du point de vue économique, embrasse toutes les lois civiles et tout le gouvernement. Or, qu' est-ce que la concurrence ? Un duel en champ clos, dans lequel le droit se décide par les armes. Qui ment, de l' accusé ou du témoin, disaient nos barbares ancêtres ? -qu' on les fasse battre, répondait le juge encore plus barbare ; le plus fort aura raison. Qui de nous deux vendra des épices au voisin ? -qu' on les mette en boutique, s' écrie l' économiste : le plus fin ou le plus fripon sera le plus honnête homme et le meilleur marchand. C' est tout l' esprit du code Napoléon. dixième proposition : la propriété est impossible, parce qu' elle est la négation de l' égalité. le développement de cette proposition sera le résumé des précédentes. 1) le principe du droit économique est que les produits ne s' achètent que par des produits ; la propriété, ne pouvant être défendue que comme productrice d' utilité et ne produisant rien, est dès ce moment condamnée ; 2) c' est une loi d' économie que le travail doit être balancé par le produit ; c' est un fait qu' avec la propriété, la production coûte plus qu' elle ne vaut ; 3) autre loi d' économie : le capital étant donné, la production se mesure non plus à la grandeur du capital, mais à la force productrice ; la propriété, exigeant que le revenu soit toujours proportionnel au capital, sans considération du travail, méconnaît ce rapport d' égalité de l' effet à la cause ; 4) et 5) comme l' insecte qui file sa soie, le travailleur ne produit jamais que pour lui-même ; la propriété, demandant produit double et ne pouvant l' obtenir, dépouille le travailleur et le tue ;
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6) la nature n' a donné à chaque homme qu' une raison, un esprit, une volonté ; la propriété, accordant au même individu pluralité de suffrages, lui suppose pluralité d' âmes ; 7) toute consommation qui n' est pas reproductrice d' utilité est une destruction ; la propriété, soit qu' elle consomme, soit qu' elle épargne, soit qu' elle capitalise, est productrice d' inutilité, cause de stérilité et de mort ; 8) toute satisfaction d' un droit naturel est une équation ; en d' autres termes, le droit à une chose est nécessairement rempli par la possession de cette chose. Ainsi, entre le droit à la liberté et la condition d' homme libre il y a balance : équation ; entre le droit d' être père et la paternité, équation ; entre le droit à la sûreté et la garantie sociale, équation. Mais entre le droit d' aubaine et la perception de cette aubaine, il n' y a jamais équation ; car à mesure que l' aubaine est perçue, elle donne droit à une autre, celle-ci à une troisième, etc., ce qui n' a plus de terme. La propriété n' étant jamais adéquate à son objet est un droit contre la nature et la raison ; 9) enfin, la propriété n' existe pas par elle-même ; pour se produire, pour agir, elle a besoin d' une cause étrangère, qui est la force ou la fraude ; en d' autres termes, la propriété n' est point égale à la propriété, c' est une négation, un mensonge, rien.
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chapitre v exposition psychologique de l' idée de juste et d' injuste, et détermination du principe du gouvernement et du (droit). la propriété est impossible ; l' égalité n' existe pas. La première nous est odieuse, et nous la voulons : la seconde domine toutes nos pensées, et nous ne savons la réaliser. Qui nous expliquera cet antagonisme profond de notre conscience et de notre volonté ? Qui montrera les causes de cette erreur funeste devenue le principe le plus sacré de la justice et de la société ? J' ose l' entreprendre et j' espère d' y réussir. Mais avant d' expliquer comment l' homme a violé la justice, il est nécessaire de déterminer la justice. première partie 1-du sens moral dans l' homme et dans les animaux. les philosophes ont souvent agité la question de savoir quelle est la ligne précise qui sépare l' intelligence de l' homme de celle des animaux ; et, selon leur habitude, ils ont débité force sottises avant de se résoudre au seul parti qu' ils eussent à prendre, à l' observation. Il était réservé à un savant modeste, qui peut-être ne se piquait point de philosophie, de mettre fin à d' interminables controverses par une simple distinction, mais par une de ces distinctions lumineuses qui valent à elles seules plus qu' un système : Frédéric Cuvier a séparé l' instinct de l' intelligence.
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mais personne encore ne s' est proposé ce problème : le sens moral, dans l' homme et dans la brute, diffère-t-il par la nature ou seulement par le degré ? si quelqu' un se fût autrefois avisé de soutenir la seconde partie de cette proposition, sa thèse aurait paru scandaleuse, blasphématoire, offensant la morale et la religion ; les tribunaux ecclésiastiques et séculiers l' eussent condamné à l' unanimité. Et de quel style on eût flétri l' immoral paradoxe ! " la conscience, se serait-on écrié, la conscience, cette gloire de l' homme, n' a été donnée qu' à lui seul ; la notion du juste et de l' injuste, du mérite et du démérite, est son noble privilège ; à l' homme seul, à ce roi de la création, la sublime faculté de résister à ses terrestres penchants, de choisir entre le bien et le mal, et de se rendre de plus en plus semblable à Dieu, par la liberté et la justice... non, la sainte image de la vertu ne fut jamais gravée que dans le coeur de l' homme. " paroles pleines de sentiment, mais vides de sens. L' homme est un animal parlant et social, zôon logikon kaï politikon, a dit Aristote. Cette définition vaut mieux que toutes celles qui ont été données depuis : je n' en excepte pas même la définition célèbre de M De Bonald, l' homme est une intelligence servie par des organes, définition qui a le double défaut d' expliquer le connu par l' inconnu, c' est-à-dire l' être vivant par l' intelligence, et de se taire sur la qualité essentielle de l' homme, l' animalité. L' homme est donc un animal vivant en société. Qui dit société dit ensemble de rapports, en un mot système. Or, tout système ne subsiste qu' à de certaines conditions : quelles sont donc les conditions, quelles sont les lois de la société humaine ? Qu' est-ce que le droit entre les hommes, qu' est-ce que la justice ? il ne sert à rien de dire, avec les philosophes des diverses écoles : c' est un instinct divin, une immortelle et céleste voix, un guide donné par la nature, une lumière révélée à tout homme venant au monde, une loi gravée dans nos coeurs ; c' est le cri de la conscience, le dictamen de la raison, l' inspiration du sentiment, le penchant de la sensibilité ; c' est l' amour de soi dans les autres, l' intérêt bien entendu ; ou bien c' est une notion innée, c' est l' impératif catégorique de la raison pratique, lequel a sa source dans les idées de
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la raison pure ; c' est une attraction passionnelle, etc., etc. Tout cela peut être vrai autant qu' il semble beau ; mais tout cela est parfaitement insignifiant. Quand on prolongerait cette kyrielle pendant dix pages (on l' a délayée dans mille volumes) la question n' avancerait pas d' une ligne. la justice est l' utilité commune, dit Aristote ; cela est vrai, mais c' est une tautologie. " le principe que le bonheur public doit être l' objet du législateur, dit M Ch Comte, traité de législation, ne saurait être combattu par aucune bonne raison ; mais lorsqu' on l' a énoncé et démontré, on n' a pas fait faire à la législation plus de progrès qu' on n' en ferait faire à la médecine en disant que la guérison des malades doit être l' objet des médecins. " prenons une autre route. Le droit est l' ensemble des principes qui régissent la société ; la justice, dans l' homme, est le respect et l' observation de ces principes. Pratiquer la justice, c' est obéir à l' instinct social ; faire acte de justice, c' est faire un acte de société. Si donc nous observons la conduite des hommes entre eux dans un certain nombre de circonstances différentes, il nous sera facile de reconnaître quand ils font société et quand ils ne font pas société ; le résultat nous donnera, par induction, la loi. Commençons par les cas les plus simples et les moins douteux. La mère qui défend son fils au péril de sa vie, et se prive de tout pour le nourrir, fait société avec lui : c' est une bonne mère ; celle, au contraire, qui abandonne son enfant est infidèle à l' instinct social, dont l' amour maternel est une des formes nombreuses : c' est une mère dénaturée. Si je me jette à la nage pour retirer un homme en danger de périr, je suis son frère, son associé ; si au lieu de le secourir, je l' enfonce, je suis son ennemi, son assassin. Quiconque fait l' aumône, traite l' indigent comme son associé, non, il est vrai, comme son associé en tout et pour tout, mais comme son associé pour la quantité de bien qu' il partage avec lui ; quiconque ravit par la force ou par adresse ce qu' il n' a pas produit, détruit en soi-même la sociabilité, c' est un brigand. Le samaritain qui relève le voyageur étendu dans le chemin, qui panse ses blessures, le réconforte et lui donne de l' argent, se déclare son associé, son prochain ; le prêtre qui passe auprès du même voyageur sans se détourner, reste à son égard inassocié, ennemi. Dans tous ces cas, l' homme est mû par un attrait intérieur pour son semblable, par une secrète sympathie, qui le fait
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